Stephen Shore, sans titre, tiré de la série de photographies du livre "The Velvet years, 1965-67, Warhol’s Factory".
PORTRAIT DE L'ARTISTE À L'ÉPREUVE
DE SA REPRODUCTIBILITÉ TECHNIQUE
À New York, en 1965, un jeune photographe nommé Stephen Shore, alors inconnu, commence une série d’images sur l’artiste Andy Warhol, déjà une star quant à lui, figure emblématique du Pop Art. Durant deux ans, Shore va suivre Warhol et ses acolytes dans leur quotidien peu banal et témoigner de l’effervescence régnant à cette époque au sein de la célèbre Factory. Un livre de photographies, intitulé The Velvet Years, 1965-67, sera publié trente ans plus tard aux éditions Thunder’s Mouth Press. Voici la reproduction de la page n°166 de cet ouvrage.
Une reprographie en noir et blanc, format rectangulaire allongé, accompagnée d’une citation du photographe en guise de légende. La scène se déroule dans une galerie d’art new-yorkaise. Au premier plan, sur la gauche du cliché, cadré au niveau du bassin, Andy Warhol, debout, vêtu d’une veste en cuir, se retourne vers l’objectif de Stephen Shore. Il « nous » regarde donc mais à travers les verres obscurs d’une paire de lunettes de soleil. Fronçant les sourcils, on peut lire une expression bizarre sur son visage. « Andy me regarde, faisant une drôle de tête (…). Je ne sais pas ce que signifie cette expression », explique Shore en émettant néanmoins quelques suppositions : « Peut-être est-ce lié au fait de se trouver dans un quartier chic. Peut-être cela a-t-il quelque chose à voir avec le fait de photographier Duchamp. » Car Warhol est pris sur le vif en train de filmer deux personnages situés un peu plus loin dans la profondeur du champ. Au second plan, sur la droite de l’image, assis côte à côte sur un meuble blanc, visiblement décontractés, les pieds ballants, un verre en main, en pleine discussion, le marchand d’art Sam Green et, légèrement tronqué par la limite latérale du cadre, le vénérable Marcel Duchamp. Deux autres individus sont également dans la pièce, le corps en grande partie recouvert par celui de Warhol, laissant imaginer qu’il pourrait bien y avoir du monde et de l’animation hors-champ. Au pied de Green et Duchamp, une chaise vide est tournée vers nous, de trois-quarts.
Cette photographie n’a sans doute rien d’une mise en scène préméditée, et ce même si tous les éléments qu’elle présente –lieu d’exposition, caméra, artistes, etc. – révèlent un principe fondamental de mise en scène et que toute photographie, quelle qu’elle soit, relève toujours dans une certaine mesure, fut-ce à travers la question du cadrage, d’une mise en scène de la réalité. On dirait bien un snapshot, un de ces « instantanés » capté rapidement, spontanément, peut-être subrepticement, par le photographe américain à la manière d’un reportage de type « street photo ». Nous ne sommes pas dans la rue mais le caractère direct et authentique d’un tel cliché monochrome s’inscrit dans cette veine photographique, relativement âpre et brutale, principalement non esthétisante par opposition à l’esthétique « straight » et aux sophistications canoniques de la pose et du studio en termes de composition formelle et lumineuse. Photographie « de rue » qui voit le jour avec les progrès techniques de la fin du 19ème siècle, permettant de diminuer considérablement le temps de pose (moins d’une seconde) et dont l’âge d’or aux Etats-Unis se situerait vers 1950, sur fond de Beat Génération, grande époque des Frank (Les Américains, 1953-55), Klein (Life is Good and Good for you in New York : Trance Witness Revels, 1954), Weegee (Naked city, 1944)…
Or, Stephen Shore, justement né dans ces eaux-là, en 1947 à New York, produira lui-même quelques années plus tard, en 1972, une œuvre majeure quant à ce type d’approche photographique, intitulée American Surfaces. « Surfaces américaines » retraçant le périple du photographe à travers le territoire américain, depuis le Sud profond des Etats-Unis en suivant la route 66, de Flagstaff à Chicago, avant de revenir dans sa ville natale pour y poursuivre ce véritable « journal visuel », remarquablement banal et coloré –Stephen Shore ayant été l’un des premiers photographes à employer la couleur avec Meyerowitz et Eggleston (ci-contre : Memphis, 1969-71). Tout, sans exception, peut désormais prétendre à faire l’objet d’une prise de vue, des êtres humains volontairement flashés et mal cadrés, les restes d’un repas sur la table, les choses les plus anodines, cabines téléphoniques, bibelots en tout genre, toilettes souillées… On est loin des représentations idylliques du réel dont tant d’opérateurs ont fait commerce depuis l’invention du médium. Comme quoi un grand photographe peut très bien prendre pour référence formelle les stéréotypes de la carte postale et l’aspect « sans qualités » de l’amateurisme.
Cependant, si la photographie d’Andy Warhol n’est manifestement pas « posée », elle n’en n’est pas moins structurée, même si cette structure procède d’une construction « reflexe », instinctive… Les masses sombres et lumineuses s’équilibrent parfaitement entre Warhol d’un côté et le couple Green-Duchamp de l’autre. Le premier se détache sur un pan de rideau gris, rectangulaire, qui occupe exactement le quart supérieur gauche du visuel et dont les plis verticaux dynamisent l’arrière plan tout en impliquant par obstruction l’existence d’un hors-champ. Les corps juxtaposés des deux personnages assis à droite, au second plan, contrastent fortement avec le fond d’un blanc presque immaculé sur lequel leurs silhouettes se découpent. On peut dire que l’image est séparée en deux parties quasi égales par une médiatrice imaginaire coïncidant avec le bord droit du rideau dans le prolongement duquel se trouve le pied arrière gauche de la chaise vide. Quelques lignes de fuites se dirigent vers cet axe central, lequel coïncide grosso modo avec l’angle de la pièce, pointé par le sommet du triangle formé par le sol gris clair dont la base n’est autre que la limite inférieure du cadre de notre cliché.
Chose remarquable, la mise au point est faite sur la caméra tenue par Warhol, lequel apparaît légèrement moins net –sa main gauche en mouvement devient même fantomatique par le rendu du bougé– tandis que Green et Duchamp sont plongés dans le flou plus prononcé de la profondeur de champ. Le point de netteté du visuel situé sur l’appareil de prise de vue ? Focalisation sur la reproduction photographique de la machine de reproductibilité cinématographique ? Un choix technique pour le moins révélateur. L’objet est symbolique, un vrai signe au sens sémiologique du terme, à savoir un signifiant chargé de signifiés… Plein de sens en l’occurrence, au regard du contexte iconique dans lequel cet élément s’inscrit. Ici au contact du sujet principal de la photographie, la star du Pop Art, qui tient de sa main droite la manette directionnelle de l’instrument mécanique. Illustre protagoniste dont l’image elle-même s’avère aujourd’hui fortement connotée, pour ne pas dire mythique.
Andy Warhol (1930-1987), peintre américain révolutionnaire et provocateur, ayant commencé sa carrière comme dessinateur publicitaire avant d’utiliser, dès 1962, le principe à la fois pictural et photomécanique de la sérigraphie qui l’a rendu célèbre (ci-dessous : 10 Lizes, 1963). Ses thèmes de prédilection ? L’imagerie médiatique et les produits de consommation de masse de la société consumériste spectaculaire. Bouteilles de Coca-Cola, boîte de soupe Campbell’s, portrait de Maryline Monroe… Chaque motif étant reproduit en de multiples exemplaires aux couleurs criardes de la peinture acrylique. Son but ? Populariser, désacraliser l’art en lui appliquant les stigmates de la production industrielle et du marché. Jeu contradictoire de l’œuvre marchandise (le meilleur endroit pour vendre une œuvre d’art serait le grand magasin selon Warhol qui dira aussi que la finalité de l’art c’est de « faire du fric »). Cependant, loin de désacraliser l’art, le Pop Art, via Warhol dont la démarche fut sûrement la plus radicale, aura plutôt réussi à sacraliser les signifiants de l’industrie culturelle et de la culture industrielle en les élevant au rang d’icônes de la civilisation contemporaine. Histoire de vérifier la thèse de Walter Benjamin selon laquelle, à l’époque de la reproductibilité technique des œuvres d’art, il adviendrait une forme de culte, une « aura » artificielle et factice, de la marchandise en tant que telle. Tout comme l’avènement du cinéma –procédé de la dite reproductibilité mécanique– et la commercialisation des films –œuvres de cette reproductibilité– donneront lieu à une sécularisation mercantile des termes « idole » et « icône » appliqués aux nouvelles stars du grand écran.
Le génie de Warhol fut principalement de transformer le réel en images et les images en signes : images d’images, l’image mise en abîme. Le tour de passe-passe artistique consistant au final à révéler la réalité des signes en sa profondeur superficielle ou, ce qui revient exactement au même, la superficialité profonde du réel dominé par « l’économie politique du signe ». Dans La Société de consommation (1970), Jean Baudrillard définit un univers de signes comme un monde de surface où tout s’équivaut. En tant que signes, un billet de banque = un carton de lessive Brillo = le visage d’un être humain. Le caractère glacé, glacial, des sérigraphies de Warhol représente dans son ensemble cette équation d’insignifiance. Mais l’œuvre qui traduit avec le plus de force le devenir image de l’Homme, dont l’âme ne disparaît pas entièrement dans cette métamorphose, serait peut-être la série de séquences cinématographiques nommée Screen tests. Cruelle beauté du « test de l’écran » pour lequel Warhol demande à des individus plus ou moins anonymes –pour beaucoup venus à la Factory dans l’espoir de connaître, sinon la gloire, du moins un instant de « célébrité mondiale »– de poser statiquement face à une caméra qui les cadre au niveau du visage. Soumis à l’œil mécanique, l’être humain doit, immobile et regardant l’objectif, simuler l’image fixe durant les longues minutes de son enregistrement mécanique. Demeurent quelques mouvements perceptibles, une respiration, un souffle ténu, celui du « je » jouant le « jeu » de la machine.
À partir de 1968, Andy Warhol, dont le rêve était de « peindre comme une machine », se consacre presque exclusivement à la réalisation de films. Le voilà d’ailleurs déjà présent derrière la caméra, son appareil dirigé vers quelqu’un, pas n’importe qui, le plus grand profanateur de l’art. Marcel Duchamp, ce « criminel » ayant assassiné le « métier » d’artiste au sens traditionnel du terme en démontrant un beau jour que « faire de l’art, c’est choisir ». Rien que ça. Original comme conception de l’acte créatif. L’arme du crime ? Un readymade. Une œuvre « déjà faite », industriellement, en série, et que l’artiste décide arbitrairement de pointer du doigt en lui conférant de la sorte une valeur artistique justifiant son exposition en musée. Décontextualisation puis recontextualisation d’un objet quelconque –à l’image de cette chaise d’ailleurs, en plein milieu de la galerie, qui aurait très bien pu être un readymade– transformé en œuvre d’art par le simple fait d’avoir été choisi, indexé, « cadré » par un artiste puis « enregistré » par l’institution en tant qu’artistiquement valable et finalement « jugé » par les spectateurs, ou « regardeurs », voire même « retardeurs » comme dit Duchamp quant à son passage à la postérité.
« En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute) d’inscrire un readymade. Le readymade pourra ensuite être cherché (avec tout délai). L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous. » (M. Duchamp, Duchamp du signe. Ci-contre : le premier readymade, Roue de byciclette, 1913).
C’est dire le rapport étroit entre un readymade et un cliché photographique –sorte de peinture « déjà faite » en un sens. Or, toute la production artistique de Duchamp se place sous le signe de la reproductibilité technique et la photographie, en sa valeur « indicielle », serait même, d’après Rosalind Krauss, André Rouillé et d’autres spécialistes, le paradigme de son art. L’indice correspond, selon la typologie de Charles Sander Peirce, à l’espèce de signe, de type trace ou empreinte, fondé sur un principe relationnel de causalité, voire de connexion physique avec son « référent », réalité à laquelle le signe renvoi. Indice ou, indifféremment selon Krauss qui ne fait malencontreusement pas la distinction entre les deux termes, « index ». Comme un doigt pointé vers une chose, une singularité qu’il désigne –indexe. Ce n’est pas un hasard si ce motif bien spécial revient souvent dans l’histoire de la photographie, comme le symbole de sa relation au réel, et chez Stephen Shore en particulier. Étrange coïncidence aussi que le dernier readymade de Duchamp (ci-dessous) soit précisément une enseigne représentant une main, pointant du doigt, l’index tendu entrain de montrer… quoi ? Sans doute « n’importe quoi, mais à telle heure »…
Retour à la photographie de Stephen Shore. Cette image nous montre, en sa prétendue qualité d’empreinte indicielle (il s’agit bien sûr d’un cliché argentique, d’un authentique « dessin de lumière »), une scène particulière où le photographe indexe, par une mise au point localisée, tel endroit de l’image : la caméra qui à son tour désigne clairement, à travers son objectif pointé comme un index, une autre région du visuel avec laquelle il fait explicitement le lien. Un premier parcours s’opère donc suivant cet angle avant que n’intervienne le jeu plus complexe des regards. Warhol et Shore, Green et Duchamp, sans oublier nous-mêmes, regardeurs du « tableau » adoptant naturellement le point de vue du photographe. L’instant n’est pas quelconque –reproduction figée d’une « icône » à l’instant où elle reproduit, selon le concept de Gilles Deleuze, « l’image-mouvement », soit vingt-quatre clichés photographiques à la seconde, d’une autre « idole » de l’art dont l’image apparaît, intégrée à la surface du cliché. Mise en abîme de la reproductibilité technique où s’enchevêtrent immobilité et silence, son et mouvement, film et photographie.
Voir ainsi réunis Warhol et Duchamp sur un même document est assez exceptionnel, presque touchant. Promiscuité physique entre deux « géants » de l’art, l’un pourtant si petit au fond de l’image et l’autre, comme un enfant avec son nouveau jouet, cherchant en un sens à capter l’attention de son « père », ce bel indifférent… Une relation à la fois intime et pleine de distance, fondée sur l’estime, voire le culte, et le respect. Le détachement aussi à travers la séparation de part et d’autre de l’appareillage mécanique, voire même la rupture au niveau du contraste vestimentaire entre le jeune Warhol et le vieux Duchamp. Quant à Stephen Shore, lui-même disciple de Warhol, il prend son mentor au dépourvu. Son maître n’a pas le temps de maîtriser son image comme sur les nombreux autoportraits qu’il a narcissiquement produits (ci-contre : Selfportrait, 1966). L’étrange expression de Warhol reste un mystère. Mélange de gêne et de complicité, entre la confusion et la surprise d’être ici photographié en « voyeur ». Ne dirait-on pas d’ailleurs un espion ? Il est pourtant peu probable qu’en cet accoutrement underground, au beau milieu d’un quartier chic, il puisse passer incognito. De quoi le protègent ses lunettes, sinon du « soleil noir » qui règne en lui ? Le regard, « fenêtre de l’âme » comme on dit…
Andy Warhol est de face, Marcel Duchamp de profil, deux façons complémentaires de saisir l’identité. Comme sur ces photographies policières de condamnés. Car la mort plane sur cette image. En 1968 Marcel Duchamp s’éteint, laissant une dernière énigme à résoudre à travers son œuvre ultime, Étant donnés 1° la chute 2° le gaz d’éclairage… (ci-dessus, détail), qu’il préparait en secret depuis plus de dix ans. La même année Andy Warhol frôle la mort, victime d’une tentative de meurtre dont il ne sort pas indemne. Dans cette funeste perspective, la photographie de Stephen Shore devient précieuse comme un vestige. Reproduction technique d’un héritage.