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ICONES

3 juin 2012

Stephen Shore, sans titre, tiré de la série de photographies du livre "The Velvet years, 1965-67, Warhol’s Factory".

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PORTRAIT DE L'ARTISTE À L'ÉPREUVE

DE SA REPRODUCTIBILITÉ TECHNIQUE

 

   À New York, en 1965, un jeune photographe nommé Stephen Shore, alors inconnu, commence une série d’images sur l’artiste Andy Warhol, déjà une star quant à lui, figure emblématique du Pop Art. Durant deux ans, Shore va suivre Warhol et ses acolytes dans leur quotidien peu banal et témoigner de l’effervescence régnant à cette époque au sein de la célèbre Factory. Un livre de photographies, intitulé The Velvet Years, 1965-67, sera publié trente ans plus tard aux éditions Thunder’s Mouth Press. Voici la reproduction de la page n°166 de cet ouvrage.

   Une reprographie en noir et blanc, format rectangulaire allongé, accompagnée d’une citation du photographe en guise de légende. La scène se déroule dans une galerie d’art new-yorkaise. Au premier plan, sur la gauche du cliché, cadré au niveau du bassin, Andy Warhol, debout, vêtu d’une veste en cuir, se retourne vers l’objectif de Stephen Shore. Il « nous » regarde donc mais à travers les verres obscurs d’une paire de lunettes de soleil. Fronçant les sourcils, on peut lire une expression bizarre sur son visage. « Andy me regarde, faisant une drôle de tête (…). Je ne sais pas ce que signifie cette expression », explique Shore en émettant néanmoins quelques suppositions : « Peut-être est-ce lié au fait de se trouver dans un quartier chic. Peut-être cela a-t-il quelque chose à voir avec le fait de photographier Duchamp. » Car Warhol est pris sur le vif en train de filmer deux personnages situés un peu plus loin dans la profondeur du champ. Au second plan, sur la droite de l’image, assis côte à côte sur un meuble blanc, visiblement décontractés, les pieds ballants, un verre en main, en pleine discussion, le marchand d’art Sam Green et, légèrement tronqué par la limite latérale du cadre, le vénérable Marcel Duchamp. Deux autres individus sont également dans la pièce, le corps en grande partie recouvert par celui de Warhol, laissant imaginer qu’il pourrait bien y avoir du monde et de l’animation hors-champ. Au pied de Green et Duchamp, une chaise vide est tournée vers nous, de trois-quarts.

   Cette photographie n’a sans doute rien d’une mise en scène préméditée, et ce même si tous les éléments qu’elle présente –lieu d’exposition, caméra, artistes, etc. – révèlent un principe fondamental de mise en scène et que toute photographie, quelle qu’elle soit, relève toujours dans une certaine mesure, fut-ce à travers la question du cadrage, d’une mise en scène de la réalité. On dirait bien un snapshot, un de ces « instantanés » capté rapidement, spontanément, peut-être subrepticement, par le photographe américain à la manière d’un reportage de type « street photo ». Nous ne sommes pas dans la rue mais le caractère direct et authentique d’un tel cliché monochrome s’inscrit dans cette veine photographique, relativement âpre et brutale, principalement non esthétisante par opposition à l’esthétique « straight » et aux sophistications canoniques de la pose et du studio en termes de composition formelle et lumineuse. Photographie « de rue » qui voit le jour avec les progrès techniques de la fin du 19ème siècle, permettant de diminuer considérablement le temps de pose (moins d’une seconde) et dont l’âge d’or aux Etats-Unis se situerait vers 1950, sur fond de Beat Génération, grande époque des Frank (Les Américains, 1953-55), Klein (Life is Good and Good for you in New York : Trance Witness Revels, 1954), Weegee (Naked city, 1944)…

william-eggleston-memphis-c-1969-71-women-sitting copie   Or, Stephen Shore, justement né dans ces eaux-là, en 1947 à New York, produira lui-même quelques années plus tard, en 1972, une œuvre majeure quant à ce type d’approche photographique, intitulée American Surfaces. « Surfaces américaines » retraçant le périple du photographe à travers le territoire américain, depuis le Sud profond des Etats-Unis en suivant la route 66, de Flagstaff à Chicago, avant de revenir dans sa ville natale pour y poursuivre ce véritable « journal visuel », remarquablement banal et coloré –Stephen Shore ayant été l’un des premiers photographes à employer la couleur avec Meyerowitz et Eggleston (ci-contre : Memphis, 1969-71). Tout, sans exception, peut désormais prétendre à faire l’objet d’une prise de vue, des êtres humains volontairement flashés et mal cadrés, les restes d’un repas sur la table, les choses les plus anodines, cabines téléphoniques, bibelots en tout genre, toilettes souillées… On est loin des représentations idylliques du réel dont tant d’opérateurs ont fait commerce depuis l’invention du médium. Comme quoi un grand photographe peut très bien prendre pour référence formelle les stéréotypes de la carte postale et l’aspect « sans qualités » de l’amateurisme.

   Cependant, si la photographie d’Andy Warhol n’est manifestement pas « posée », elle n’en n’est pas moins structurée, même si cette structure procède d’une construction « reflexe », instinctive… Les masses sombres et lumineuses s’équilibrent parfaitement entre Warhol d’un côté et le couple Green-Duchamp de l’autre. Le premier se détache sur un pan de rideau gris, rectangulaire, qui occupe exactement le quart supérieur gauche du visuel et dont les plis verticaux dynamisent l’arrière plan tout en impliquant par obstruction l’existence d’un hors-champ. Les corps juxtaposés des deux personnages assis à droite, au second plan, contrastent fortement avec le fond d’un blanc presque immaculé sur lequel leurs silhouettes se découpent. On peut dire que l’image est séparée en deux parties quasi égales par une médiatrice imaginaire coïncidant avec le bord droit du rideau dans le prolongement duquel se trouve le pied arrière gauche de la chaise vide. Quelques lignes de fuites se dirigent vers cet axe central, lequel coïncide grosso modo avec l’angle de la pièce, pointé par le sommet du triangle formé par le sol gris clair dont la base n’est autre que la limite inférieure du cadre de notre cliché.

   Chose remarquable, la mise au point est faite sur la caméra tenue par Warhol, lequel apparaît légèrement moins net –sa main gauche en mouvement devient même fantomatique par le rendu du bougé– tandis que Green et Duchamp sont plongés dans le flou plus prononcé de la profondeur de champ. Le point de netteté du visuel situé sur l’appareil de prise de vue ? Focalisation sur la reproduction photographique de la machine de reproductibilité cinématographique ? Un choix technique pour le moins révélateur. L’objet est symbolique, un vrai signe au sens sémiologique du terme, à savoir un signifiant chargé de signifiés… Plein de sens en l’occurrence, au regard du contexte iconique dans lequel cet élément s’inscrit. Ici au contact du sujet principal de la photographie, la star du Pop Art, qui tient de sa main droite la manette directionnelle de l’instrument mécanique. Illustre protagoniste dont l’image elle-même s’avère aujourd’hui fortement connotée, pour ne pas dire mythique.

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Warhol, 1964, Brillo boxes copie   Andy Warhol (1930-1987), peintre américain révolutionnaire et provocateur, ayant commencé sa carrière comme dessinateur publicitaire avant d’utiliser, dès 1962, le principe à la fois pictural et photomécanique de la sérigraphie qui l’a rendu célèbre (ci-dessous : 10 Lizes, 1963). Ses thèmes de prédilection ? L’imagerie médiatique et les produits de consommation de masse de la société consumériste spectaculaire. Bouteilles de Coca-Cola, boîte de soupe Campbell’s, portrait de Maryline Monroe… Chaque motif étant reproduit en de multiples exemplaires aux couleurs criardes de la peinture acrylique. Son but ? Populariser, désacraliser l’art en lui appliquant les stigmates de la production industrielle et du marché. Jeu contradictoire de l’œuvre marchandise (le meilleur endroit pour vendre une œuvre d’art serait le grand magasin selon Warhol qui dira aussi que la finalité de l’art c’est de « faire du fric »). Cependant, loin de désacraliser l’art, le Pop Art, via Warhol dont la démarche fut sûrement la plus radicale, aura plutôt réussi à sacraliser les signifiants de l’industrie culturelle et de la culture industrielle en les élevant au rang d’icônes de la civilisation contemporaine. Histoire de vérifier la thèse de Walter Benjamin selon laquelle, à l’époque de la reproductibilité technique des œuvres d’art, il adviendrait une forme de culte, une « aura » artificielle et factice, de la marchandise en tant que telle. Tout comme l’avènement du cinéma –procédé de la dite reproductibilité mécanique– et la commercialisation des films –œuvres de cette reproductibilité– donneront lieu à une sécularisation mercantile des termes « idole » et « icône » appliqués aux nouvelles stars du grand écran. 

   Le génie de Warhol fut principalement de transformer le réel en images et les images en signes : images d’images, l’image mise en abîme. Le tour de passe-passe artistique consistant au final à révéler la réalité des signes en sa profondeur superficielle ou, ce qui revient exactement au même, la superficialité profonde du réel dominé par « l’économie politique du signe ». Dans La Société de consommation (1970), Jean Baudrillard définit un univers de signes comme un monde de surface où tout s’équivaut. En tant que signes, un billet de banque = un carton de lessive Brillo = le visage d’un être humain. Le caractère glacé, glacial, des sérigraphies de Warhol représente dans son ensemble cette équation d’insignifiance. Mais l’œuvre qui traduit avec le plus de force le devenir image de l’Homme, dont l’âme ne disparaît pas entièrement dans cette métamorphose, serait peut-être la série de séquences cinématographiques nommée Screen tests. Cruelle beauté du « test de l’écran » pour lequel Warhol demande à des individus plus ou moins anonymes –pour beaucoup venus à la Factory dans l’espoir de connaître, sinon la gloire, du moins un instant de « célébrité mondiale »– de poser statiquement face à une caméra qui les cadre au niveau du visage. Soumis à l’œil mécanique, l’être humain doit, immobile et regardant l’objectif, simuler l’image fixe durant les longues minutes de son enregistrement mécanique. Demeurent quelques mouvements perceptibles, une respiration, un souffle ténu, celui du « je » jouant le « jeu » de la machine.

 Warhol, 1963, 10 Lizes copie

   À partir de 1968, Andy Warhol, dont le rêve était de « peindre comme une machine », se consacre presque exclusivement à la réalisation de films. Le voilà d’ailleurs déjà présent derrière la caméra, son appareil dirigé vers quelqu’un, pas n’importe qui, le plus grand profanateur de l’art. Marcel Duchamp, ce « criminel » ayant assassiné le « métier » d’artiste au sens traditionnel du terme en démontrant un beau jour que « faire de l’art, c’est choisir ». Rien que ça. Original comme conception de l’acte créatif. L’arme du crime ? Un readymade. Une œuvre « déjà faite », industriellement, en série, et que l’artiste décide arbitrairement de pointer du doigt en lui conférant de la sorte une valeur artistique justifiant son exposition en musée. Décontextualisation puis recontextualisation d’un objet quelconque –à l’image de cette chaise d’ailleurs, en plein milieu de la galerie, qui aurait très bien pu être un readymade– transformé en œuvre d’art par le simple fait d’avoir été choisi, indexé, « cadré » par un artiste puis « enregistré » par l’institution en tant qu’artistiquement valable et finalement « jugé » par les spectateurs, ou « regardeurs », voire même « retardeurs » comme dit Duchamp quant à son passage à la postérité.

 

Duchamp, 1913, Roue de bicyclette copie« En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute) d’inscrire un readymade. Le readymade pourra ensuite être cherché (avec tout délai). L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous. » (M. Duchamp, Duchamp du signe. Ci-contre : le premier readymade, Roue de byciclette, 1913).

   C’est dire le rapport étroit entre un readymade et un cliché photographique –sorte de peinture « déjà faite » en un sens. Or, toute la production artistique de Duchamp se place sous le signe de la reproductibilité technique et la photographie, en sa valeur « indicielle », serait même, d’après Rosalind Krauss, André Rouillé et d’autres spécialistes, le paradigme de son art. L’indice correspond, selon la typologie de Charles Sander Peirce, à l’espèce de signe, de type trace ou empreinte, fondé sur un principe relationnel de causalité, voire de connexion physique avec son « référent », réalité à laquelle le signe renvoi. Indice ou, indifféremment selon Krauss qui ne fait malencontreusement pas la distinction entre les deux termes, « index ». Comme un doigt pointé vers une chose, une singularité qu’il désigne –indexe. Ce n’est pas un hasard si ce motif bien spécial revient souvent dans l’histoire de la photographie, comme le symbole de sa relation au réel, et chez Stephen Shore en particulier. Étrange coïncidence aussi que le dernier readymade de Duchamp (ci-dessous) soit précisément une enseigne représentant une main, pointant du doigt, l’index tendu entrain de montrer… quoi ? Sans doute « n’importe quoi, mais à telle heure »…

duchampweb 

   Retour à la photographie de Stephen Shore. Cette image nous montre, en sa prétendue qualité d’empreinte indicielle (il s’agit bien sûr d’un cliché argentique, d’un authentique « dessin de lumière »), une scène particulière où le photographe indexe, par une mise au point localisée, tel endroit de l’image : la caméra qui à son tour désigne clairement, à travers son objectif pointé comme un index, une autre région du visuel avec laquelle il fait explicitement le lien. Un premier parcours s’opère donc suivant cet angle avant que n’intervienne le jeu plus complexe des regards. Warhol et Shore, Green et Duchamp, sans oublier nous-mêmes, regardeurs du « tableau » adoptant naturellement le point de vue du photographe. L’instant n’est pas quelconque –reproduction figée d’une « icône » à l’instant où elle reproduit, selon le concept de Gilles Deleuze, « l’image-mouvement », soit vingt-quatre clichés photographiques à la seconde, d’une autre « idole » de l’art dont l’image apparaît, intégrée à la surface du cliché. Mise en abîme de la reproductibilité technique où s’enchevêtrent immobilité et silence, son et mouvement, film et photographie.


Warhol, 1966, Selfportrait copie
   Voir ainsi réunis Warhol et Duchamp sur un même document est assez exceptionnel, presque touchant. Promiscuité physique entre deux « géants » de l’art, l’un pourtant si petit au fond de l’image et l’autre, comme un enfant avec son nouveau jouet, cherchant en un sens à capter l’attention de son « père », ce bel indifférent… Une relation à la fois intime et pleine de distance, fondée sur l’estime, voire le culte, et le respect. Le détachement aussi à travers la séparation de part et d’autre de l’appareillage mécanique, voire même la rupture au niveau du contraste vestimentaire entre le jeune Warhol et le vieux Duchamp. Quant à Stephen Shore, lui-même disciple de Warhol, il prend son mentor au dépourvu. Son maître n’a pas le temps de maîtriser son image comme sur les nombreux autoportraits qu’il a narcissiquement produits (ci-contre : Selfportrait, 1966). L’étrange expression de Warhol reste un mystère. Mélange de gêne et de complicité, entre la confusion et la surprise d’être ici photographié en « voyeur ». Ne dirait-on pas d’ailleurs un espion ? Il est pourtant peu probable qu’en cet accoutrement underground, au beau milieu d’un quartier chic, il puisse passer incognito. De quoi le protègent ses lunettes, sinon du « soleil noir » qui règne en lui ? Le regard, « fenêtre de l’âme » comme on dit…

Duchamp, 1946-66, Etant donné (intérieur)

   Andy Warhol est de face, Marcel Duchamp de profil, deux façons complémentaires 
de saisir l’identité. Comme sur ces photographies policières de condamnés. Car la mort plane sur cette image. En 1968 Marcel Duchamp s’éteint, laissant une dernière énigme à résoudre à travers son œuvre ultime, Étant donnés 1° la chute 2° le gaz d’éclairage… (ci-dessus, détail), qu’il préparait en secret depuis plus de dix ans. La même année Andy Warhol frôle la mort, victime d’une tentative de meurtre dont il ne sort pas indemne. Dans cette funeste perspective, la photographie de Stephen Shore devient précieuse comme un vestige. Reproduction technique d’un héritage.

JÉRÉMIE BENNEQUIN.

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1 mars 2012

Nicolas Dhervillers, Behind the futur, 2012.

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ZONE  INTERMÉDIAIRE

 

   Durant quelque temps, le photographe Nicolas Dhervillers s’est rendu dans le Land allemand de la Sarre, région rhénane aux frontières du Luxembourg et de la Lorraine, en pleine zone désaffectée de l’ancienne usine sidérurgique de Völklingen. De son passage au sein du vaste sanctuaire industriel témoigne une série d’images singulières, des documents étranges, parfois inquiétants. Pleines d’obscurité et parsemées de lumière, les visions de l’artiste, matérialisées par de grands tableaux photographiques, montrent différents sites d’un univers en friche dont la réalité paraît profondément surnaturelle. Laissons-nous guider dans les méandres d’un parcours erratique, aux confins d’un milieu à la fois réel et abstrait, intermédiaire.

 

PASSAGES

   Chose remarquable, l’exploration du photographe semble dénuée d’objectif. Errance solitaire dans un espace déserté depuis bientôt trente ans, lorsque les hauts-fourneaux de l’aciérie fermèrent leurs portes sur fond de crise économique. Déambulation sur un territoire dont Nicolas Dhervillers ne possède sûrement pas la carte. S’est-il perdu dans ce sombre labyrinthe de brique, de fer et d’acier qu’une verdure exubérante envahit par endroits ? Trajet aléatoire, ou dirigé par l’instinct ? L’unique but d’un voyage, c’est parfois le chemin.

 

   A priori, pas de suite logique entre les images, aucun sens de lecture, impossible de dire où commence, où s’achève l’aventure. Peut-être là, dehors, en hauteur, surplombant les bâtisses délabrées de l’infrastructure industrielle. Ou bien ici, à terre, parmi les décombres, dans l’enceinte abandonnée. D’une photographie à l’autre, les perspectives diffèrent, certains plans s’élargissent, laissant poindre un horizon, d’autres se resserrent sur un chaos composé de briques rouges, de structures complexes, pleines de rouille, de mousse verdâtre et de fougères. Réseau dense de lignes et de surfaces colorées obstruant frontalement la profondeur du champ, comme un dripping de Pollock ou un Combine Painting de Rauchenberg. Le photographe avance, observe, revient sur ses pas, grimpe, prend de l’altitude, contemple un panorama, puis se retrouve au sol. Il vagabonde ainsi puis s’arrête un instant pour faire cligner l’œil de verre. Déclic. Une image apparaît, le photographe repart. Difficile de définir précisément ce sur quoi porte son attention. Sans effet de focalisation, ses prises de vue cadrent souvent des plans d’ensemble. Cependant, cette série d’images montre surtout une multitude, une diversité de passages. Allers-retours in situ de l’artiste qui, derrière sa prothèse optique, pérégrine « sur le motif » sans paraître dans le champs de vision, mais pas seulement.

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   Espaces transitoires, chaque vue suggère plusieurs directions. Regards tendus vers des lieux encore invisibles mais à venir –imminents. Des endroits où aller, un peu plus loin, à l’arrière plan. Ailleurs, contenus dans l’image comme un point de fuite, évoqués comme un hors-champ. Autant de régions possibles où se projeter mentalement. Partout, les éléments induisent l’idée même du passage, de la circulation, du déplacement : feu vert sur une route déserte, tranchée, tunnel, voie ferrée, pont aux grandes arcades, passerelles, échelles, escaliers… Combien de portes susceptibles d’être poussées ?

 

PERSONNE

   Sur les pas de Thésée le photographe s’engage, selon la fable d’Ovide, « dans les multiples détours d’un logis ténébreux». À l’intérieur, le dédale des locaux regorge de coins, recoins, zones d’ombre, secrets. N’y a-t-il vraiment personne ? Aucun homme ? Pas une âme ? Plongés dans le silence et l’obscurité, à l’angle d’un mur d’où provient une lumière, on s’attendrait pourtant à voir surgir quelque chose ou quelqu’un. Un spectre, comme dans la précédente série de l’artiste, My Sentimental Archives, où d’actuels paysages sont visiblement hantés par quelque revenant, incarnation fantomatique du passé. Dans Behind the Futur, l’être humain a décidément disparu mais son absence règne dans le royaume vacant de Völklingen.

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   Un jour ou l’autre, tout disparaîtra. Si l’homme est mortel, l’humanité non plus n’est pas éternelle. En attendant la fin du monde, Nicolas Dhervillers nous entraîne à travers le domaine de l’ancien maître Röschling. Carl de son prénom, lequel fit l’acquisition de l’aciérie de Völklingen en l’an 1881, misant sur la production de fonte brute. L’usine devint rapidement le principal producteur du Reich. C’était l’heure de gloire. Durant près d’un siècle, des milliers d’hommes et de femmes ont travaillé dans les conditions les plus pénibles pour la fabrication du fer et de l’acier. Qui se souvient d’eux à présent ? Ces ouvriers des usines sidérurgiques semblent même avoir été oubliés par le photographe August Sander parmi les Hommes du XXème siècle. Dans son grand catalogue typologique, on trouve un directeur de mine, quelques figures d’industriels mais pas un représentant de cette masse d’individus exploités hormis, peut-être, le visage d’un « ouvrier rural » photographié vers 1945 dans le Bassin de la Ruhr.

 

   Certains lieux sont chargés de mémoire. Y pénétrer, c’est s’enfoncer dans leur histoire. Faire l’expérience de ce que Walter Benjamin nomme « l’aura » : « une trame singulière d’espace et de temps ». C’est aussi une question de regards qui s’échangent entre l’inanimé et soi-même lorsqu’on se sent observé. Comme l’écrit Benjamin, « sentir l’aura d’un phénomène c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux ». Pulsion scopique donc, qui s’enracine dans une profonde croyance selon laquelle « les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent », tout comme cette zone à l’abandon garde quelque chose de l’animation dont elle fut jadis le théâtre. En échos des voix et regards d’antan, cette usine dépeuplée, son infrastructure à vau-l’eau, ses murs et ses machines « nous regardent ». Lieu commun du langage, révélateur. Tous ces matériaux d’un âge moderne qui périclite sous nos yeux sont comme l’empreinte du plus proche de nos ancêtres. Voici sa trace particulière, son ouvrage collectif. Le grand-œuvre d’une époque. Un héritage. Et l’objet le plus banal, comme cette chaise de ferraille sans plus personne pour s’y asseoir, représente en effet un vestige anthropomorphe qui continue de nous faire signe depuis le lieu –intermédiaire– où il se trouve : à la fois exposé hic et nunc et dans l’éloignement du temps révolu de sa valeur d’usage. « Unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ».

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   Si Benjamin considérait les clichés déshumanisés, ou « documents pour artistes », réalisés au début du XXème siècle par Eugène Atget dans les rues vides de Paris, comme les pièces à conviction d’une réalité définitivement privée de son « aura », l’auteur du Livre des Passages désignait cependant la ruine comme le champ de prédilection du phénomène auratique. Or, deux photographies de la série Behind the Futur ressemblent au paysage classique des monuments en ruine. La première image nous ramène sur la terre de la Grèce antique ; au second plan, l’armature métallique d’un bâtiment donne soudain l’impression de voir s’élever, comme au sommet d’un mont de l’Attique, les colonnes doriques d’un temple de pierre. Le second cliché réveille l’imaginaire des cités d’or de la civilisation Inca ; une construction pyramidale surmontée d’une immense cheminée industrielle rappelle la majesté monumentale des pyramides à degrés de Teotihuacan ou celles englouties au cœur d’une forêt vierge.

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UTOPIE

   Zones de transit, les lieux photographiés par Nicolas Dhervillers forment enfin dans leur ensemble un univers en transition. Mutant. La Nature reprenant peu à peu ses droits sur le complexe industriel en déclin. Rares sont les images dépourvues de verdure, la végétation sauvage l’emporte presque intégralement, avec ses tonalités vertes, plus ou moins claires et saturées, sur la gamme hétéroclite des fondations artéfactuelles : gris terne du béton, brillance de l’acier, nuances rouge orange du fer rouillé… Au regard de l’artiste, le paisible éden de Völklingen se métamorphose en no man’s land obscur, étrangement inquiétant.

 

   Une pénombre particulière baigne constamment le champ des représentations et dans cette obscurité générale se détachent des formes lumineuses et colorées. Architecture de métal, tuyauteries, machines, objets ainsi que cette flore abondante dont certaines feuilles ruissèlent parfois bizarrement de lumière, comme autant de lucioles phosphorescentes. Quelques halos se répandent, par diffraction, produisant des zones de clarté d’intensité variable qui modèlent le champ de vision. Mais d’où proviennent ces rayons ? D’une source difficilement localisable, improbable. On peine à cerner où se situe l’artifice. Le doute s’installe en profondeur. Sommes-nous le jour ou la nuit ? Ce mélange de clarté et d’opacité traduit-il l’instant prodigieux d’une éclipse solaire ? Ce jeu d’ombre et de lumière est propre au travail de Nicolas Dhervillers. Un traitement singulier que l’on retrouve dans ses séries antérieures. Le ciel avait commencé à s’obscurcir en 2008 sur les Landscape Paintings. La pénombre s’était ensuite propagée un peu partout, dans les deux volets successifs des Tourists (2009-2010), puis sur My Sentimental Archives (2011)Elle domine d’ailleurs encore aujourd’hui les Hommages (2012) de l’artiste.

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   Loin de cette clarté systématique de l’objectivité documentaire des maîtres Becher quant à leur inventaire photographique des bâtiments industriels, les visions contrastées de Nicolas Dhervillers relèvent d’un clair-obscur pictural. À la fois photographie et peinture, ses « tableaux documents » incarnent, à l’instar des représentations « presque documentaires » d’un Jeff Wall, le rapport dialectique, si contemporain, entre véracité et fiction, transparence et illusion. Réalité du simulacre, virtualité du réel. Au croisement d’un état des lieux de l’archive et d’une création fantasmagorique, entre la mémoire collective et l’imaginaire personnel d’une forme d’anticipation futuriste, la réalité de cet univers est fondamentalement onirique.

 

   À l’image du film Stalker du cinéaste russe Tarkovski, grande référence de Nicolas Dhervillers, le monde incertain du rêve apparaît comme la source étrangement familière des « impressions » de l’artiste. À la fois mentales et concrètes, champ de l’imagination et des images. Zone intermédiaire, utopique, où les points de vue du photographe et du spectateur interfèrent, devenant pour ainsi dire le milieu, le « medium », de notre propre égarement.

JÉRÉMIE  BENNEQUIN

Cet essai, traduit en allemand, a fait l'objet d'une publication  dans le catalogue d'exposition Behind the future, Nicolas Dhervillers, Édition Völklingen Hütte, 2012.

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1 juillet 2011

Diego Velasquez, Les Ménines, 1656.


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Petit pan de miroir

Réflexion sur les Ménines 

 Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune…

MARCEL PROUST

 

   Devant Les Ménines, il y a toujours ce mystère. Le reflet dans le tableau et son image impossible. Trois cent cinquante années plus tard, une couche épaisse de théories recouvre cette peinture mais, après toutes les réflexions, le petit miroir garde son secret. Michel Foucault, Hubert Damisch, Daniel Arasse et d’autres penseurs de l’art ont pris l’énigme à bras le corps afin d’y voir plus clair, sans jamais pour autant lever le voile sur cette affaire.

 

*

 

   Peu de temps avant sa mort, Diego Velasquez peint donc cette grande toile, initialement nommée Le Tableau de la Famille, sur commande du roi Philippe IV dont le peintre est l’aposentador. Hommage original à l’effigie du monarque espagnol, lequel transparait là, aux côtés de la reine Marianna, dans l’encadrement d’un miroir situé dans le fond de la pièce représentée. Chambre noire qu’un rayon latéral infuse de lumière, où l’on voit, à l’avant plan, la fille du couple royal, l’infante Marguerite, en compagnie des suivantes et d’autres personnages, dont un chien assoupi et un nain grassouillet à droite du tableau. Sur le côté gauche, plus en retrait dans l’obscurité, derrière le châssis d’une toile dont nous percevons l’envers, le peintre apparaît, pinceau et palettes en main, dans un instant suspendu entre l’acte de peindre et l’acuité du regard. Son autoportrait nous fixe. « Nous », à la fois le spectateur, point de mire des protagonistes de la scène et le motif, « sujet absolu » car il s’agit du souverain sur lequel l’artiste jette un œil avant de se remettre à la tâche, et dont le fameux « petit rectangle luisant[1] » renvoie l’image spéculaire à l’arrière plan.

 

« Reflet qui montre naïvement, et dans l’ombre, ce que tout le monde regarde au premier plan[2] », mais que nous-mêmes ne saurions voir dans la mesure où cela se trouve hors champ –au delà des limites du cadre, rectangle à la fois carcéral, garantissant l’autonomie de la toile, et suggérant néanmoins l’extension de cette « grande cage virtuelle » que constitue le tableau. Le miroir, sous cet angle, présente, ainsi que l’a décrit Foucault, « ce qui du tableau est deux fois nécessairement invisible [3]» : absence conjuguée du motif, « regardant-regardé » extérieur au cadre –placé juste devant– mais dont l’image miroite au fond d’une glace sur le mur opposé, et du spectateur, se tenant face à la toile, donc étranger à l’espace pictural qu’il ne pénètre que du regard et d’où les figures silencieuses l’observent en retour. Car ce « point aveugle » est paradoxalement le lieu d’une réciprocité de la vision où de part et d’autre de la représentation les yeux se croisent et se révèlent mutuellement. D’où la confusion totale à l’endroit des regards et les belles démonstrations de Foucault. On est toujours au moins trois devant le tableau : le spectateur, concentré ou distrait, le modèle, dont témoigne ici le reflet, et le peintre en personne, ainsi qu’il se représente lui-même derrière le chevalet. Et dans cette triade, ou Trinité, les différents acteurs ne cessent d’intervertir leurs places, « inversent leurs rôles à l’infini [4]», jusqu’à se confondre en un seul et même « regard souverain[5] ». À l’œil du maître se substitue la vue du visiteur et, chose remarquable, le spectateur est roi. Ici, bien avant l’heure, ce sont donc les regardeurs –témoins oculaires– qui font le tableau.[6] Observation anachronique certes, mais justifiée par ce « réseau complexe d’incertitudes, d’échanges et d’esquives[7] » que, vers 1656, Velasquez a tissé.

 

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Diego Velasquez, Les Ménines, détail.

 

   Voilà ce que tout le monde sait, ce que ressassent les analyses, la raison pour laquelle on se presse, comme pour les beaux yeux de la Joconde au sein du Louvre, idole derrière sa vitre pare-balle, flanquée d’une garde rapprochée, on s’amasse devant les Ménines au musée du Prado. Il faut aller voir ce chef d’œuvre, en vrai, grandeur nature, vérifier si le tableau existe et, surtout, s’il contient bien, au fond, la petite icône spectrale, le couple fantôme de l’autre côté du miroir. Quel est donc l’objet de la toile qui nous tourne le dos ? Champ des possibles, Image idéale, absente du tableau, invisible mais suggérée, c’est le rêve. Sa surface occulte contiendra peut-être ce que le miroir reflète, à moins qu’en un rapport d’invisibilité ne se joue là le spectacle incertain du hors-champ, réflexion simultanée de cet ailleurs imperceptible que l’alternance des regards occupe, ou encore le tableau retourné répète-t-il plutôt, sur le mode de la mise en abîme, la toile des Ménines en tant que telle, indéfiniment…auquel cas on pourrait effectivement imaginer qu’au moment de peindre, Velasquez a disposé derrière sa toile un grand miroir réfléchissant son atelier, dispositif lui permettant d’obtenir visuellement sa propre image parmi la troupe ayant pour lui pris la pose, ensemble ou bien séparément. Cela ferait deux miroirs en vis à vis, et le vertige d’une multitude de reflets imbriqués. L’irreprésentable en somme, sensation sublime de ce qui dépasse –trop grand– le commun des mortels, excède l’entendement, comme il en va du sacré, ou d’un monarque par exemple. Du reste, Arasse le voit bien : « le miroir des Ménines et son problématique reflet, instrument permettant au peintre de suggérer l’énigme du corps royal, le mystère de sa nature divine ?[8] » Par l’ubiquité de son regard, observant de derrière tous ceux qui le contemplent par devant, le roi est peint comme un Dieu « omni voyant ». Et l’auteur d’On n’y voit rien constate que, si le point de fuite de la perspective ne situe pas l’œil du spectateur en plein cœur du souverain[9], la hauteur géométrique que ce point détermine coïncide précisément avec le regard réfléchi de Philippe IV : « Le Tableau de la Famille a été peint, construit, conçu, à l’horizon du roi [10]».

   Cependant, il reste un point à éclaircir. Un détail, mais de taille. Ce miroir, au fond de l’atelier, brillant dans la pénombre, n’est pas normal. « Il ne reflète rien, en effet, de ce qui se trouve dans le même espace que lui : ni le peintre qui lui tourne le dos, ni les personnages au centre de la pièce. En sa claire profondeur, ce n’est pas le visible qu’il mire [11]». Alors, quoi ? « Ce miroir traverse tout le champ de la représentation, négligeant ce qu’il pourrait y capter [12]» et l’on devrait le laisser prendre à sa guise, à l’avant du tableau, une image arbitraire (celle au demeurant de l’arbitre absolu) pour la rendre en fin de compte « au bout de la profondeur fictive » ? S’il y a un trouble dans les Ménines, c’est bien ce miroir insensé tendu par Velasquez. L’image du reflet est incompatible avec la logique représentative de la scène, niant toute vraisemblance, sa surface contredit l’espace interne du tableau. D’accord, « ce reflet a toujours été un pseudo-reflet [13]», mais parlons en justement. C’est vrai qu’il est censé réfracter l’invisible, « objet transcendantal » ou pas, mais pourquoi sous la forme d’une telle aberration perceptive, en court-circuitant délibérément la linéarité perspective ? Le miroir du Couple Arnolfini de Van Eyck par exemple, une œuvre que Velasquez connaissait bien, n’a pas besoin de mentir pour intégrer dans la toile le hors cadre et montrer l’envers du décor. En réalité, quoi qu’en pense Foucault, « la fonction de ce reflet » n’est pas uniquement « d’attirer à l’intérieur du tableau ce qui lui est intimement étranger [14]», mais de révéler par ailleurs ce qui, en un sens, lui appartient en propre.

Eyck, 1434, Les époux Arnolfini

Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini, 1434.

Eyck, 1434, Les époux Arnolfini, détail

 

   À l’arrière plan des Ménines, Le miroir jouxte en effet l’encadrure lumineuse de droite sur laquelle contraste telle une ombre chinoise le corps en pied du second Velasquez. Or, les deux rectangles se ressemblent formellement. Dimensions similaires, phosphorescence comparable, symétriquement juxtaposés de chaque côté de la médiatrice verticale du tableau comme deux petits pans de lumière au milieu d’indistinctes ténèbres. Comme l’a vu Jean-Michel Koch dans Les Yeux du tableau –mais a-t-il été aveuglé par un regard de Gorgone qu’il n’aille au bout de la réflexion ?– tel un bon dieu dans le détail, la clef du problème niche dans cette comparaison. Entre l’ombre et le reflet. Une alternative, deux possibilités au fond, à la fois côte à côte et radicalement opposées. Car si la porte ouverte creuse effectivement vers l’extérieur une issue –sténopé dans la camera obscura– le miroir quant à lui ne s’ouvre pas ainsi, son image à l’inverse se projette sur la toile, semble au contraire s’avancer, comme par magie. Ce double mouvement contradictoire indique les deux versants de la représentation, la schise fondamentale de la peinture. D’une part la fuite en perspective, de l’autre un retour de la figure. Par delà tout anachronisme, l’Histoire, les histoires du Tableau de la Famille trouvent en cet embranchement leur pendant mythologique.

   Il y a d’abord cette fable bien connue, celle de Narcisse, initialement contée par Ovide dans Les Métamorphoses. Un jeune homme d’une beauté divine tombe amoureux de son reflet après s’être miré dans l’eau. Ayant repoussé les avances de la Nymphe Echo et comprenant que son désir envers sa propre image n’est qu’un pur fantasme, il meurt de chagrin, le pauvre. L’histoire raconte que ses cheveux se transforment alors en fleurs blanches, des narcisses. C’est un mythe dans lequel le premier théoricien de la construction perspective, Leon Battista Alberti, dans son illustre De Pictura de 1435, voit l’invention de la peinture et, a fortiori, de la représentation classique. C’est dire, depuis la Renaissance, la dimension narcissique que reflète en théorie l’art de la mimesis, fondé sur le principe du simulacre, de la ressemblance iconique, voire du trompe l’œil ou trompe l’esprit, autrement dit sur la passion du même. Cette conception occidentale des origines de la peinture, c’est ce que dans sa Brève histoire de l’ombre Victor Stoichita appelle, en lien avec la théorie psychanalytique, le « stade du miroir ». Le tableau réfléchissant le monde ?

   Or, à l’histoire de Narcisse, il convient d’opposer, ou d’ajouter, cette autre légende à l’origine de la représentation elle aussi, décrite par Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle au premier siècle de notre ère. Une jeune Corinthienne, fille d’un potier de Sicyone nommé Dibutades, triste de voir son amant partir à la guerre d’où vraisemblablement il ne reviendra pas, se met à tracer sur le mur le contour de l’ombre, elle-même fugitive, du profil de son amour fuyant. Aussi le « stade de l’ombre » représente-t-il moins le désir de soi-même que l’amour d’autrui et la volonté d’en retenir l’image. Beauté mélancolique de ce geste inaugural de la peinture et du dessin. On dit même que la jeune femme préfigure ainsi, en « envisageant » la disparition de l’être chéri via l’action interposée d’une source lumineuse, la prise d’empreinte photographique, « écriture de lumière ».La représentation comme trace d’une ombre qui persiste ? Cette voie fut longtemps privilégiée en Orient. Les deux fables s’opposent et se complètent, comme l’avers et le revers d’un tableau.

 

   Dans les Ménines, les deux « côtés » de la représentation nous sont montrés en toile de fond, sur un même plan. Mais, voilà le piège, l’ombre et le reflet ont inversé leurs rôles. La méprise que commet –par vanité ?– le spectateur plongeant tel Narcisse dans sa royale image de l’autre côté du miroir, est de ne pas voir justement que ce reflet n’en est pas un. Et pour cause, il ne montre pas ce qu’il devrait, ne remplit pas la tâche qui lui incombe, ni dans la fiction du tableau ni, bien sûr, dans la réalité. Pourtant, Foucault a raison de dire que, parmi tous les éléments du tableau, le miroir « est le seul qui fonctionne en toute honnêteté et qui donne à voir ce qu’il doit montrer[15] ». Par contre, ce n’est pas parce qu’il « ouvre un espace en recul », puisqu’en son incohérence fondamentale, il abolit manifestement l’idée même de profondeur, oubliant le champ de la perspective illusionniste inauguré par Brunelleschi au début du quattrocento. Dans la volute imaginaire que décrit Foucault, où le regard du peintre nous saisit puis nous entraîne à travers l’étendue d’un spectacle en trois dimensions, déployant son volume, le miroir n’ouvre pas « un espace qui lui serait intérieur[16] », il referme au contraire le jeu de la représentation, en nous ramenant devant le tableau. Sa petite aire coïncide parfaitement avec la planéité de la toile, surface frontale dont il nous tient à distance. Le « lourd rideau de pourpre » va certainement tomber, comme au théâtre, la pièce terminée, emportant dans sa chute l’illusion profonde.Ceci n’est pas un reflet, mais bien l’image d’un reflet. Et il se donne en tant que tel, étrangement inquiétant, indiciel : quelques touches colorées, un peu de pâte sur un support de toile. Un miroir ? De la matière opaque sur une surface plane. « Fragment rectangulaire de lignes et de couleurs chargé de représenter quelque chose[17] », le coup de génie fut de conférer au motif du miroir, qui passe aux yeux de tous pour « la plus irréelle, la plus compromise de toutes les images[18] », la matérialité d’un signe plastique, « détail pictural [19]». Picturalité pure, non pas abstraite, bien concrète au contraire, presque inconcevable, invisible dans le contexte du tableau qui demeure mimétique. Ce pan de peinture ne montre rien d’autre que ce qu’il est. Mat, frontal. C’eût été cela, « interroger ce reflet au ras de son existence[20] ». Si un corps fait « irruption » dans le tableau des Ménines, ce n’est certainement pas l’ombre sur la porte, l’image de la silhouette de profil, en tout point iconique, c’est celui du pictural en tant que tel. Et la présence auratique, pâle, minuscule dans la glace, inaccessible comme « l’unique apparition d’un lointain [21]», icône d’un sujet divin, est aussi l’incarnation de la Peinture, cosa mental, certes, mais dont « l’exécution est plus noble encore que la seule conception mentale[22] », le créateur étant selon Léonard de Vinci l’égal de Dieu lui-même. C’est pourquoi, en effet, lui-même victime de « cet aveuglement du regard devant le pictural[23] », Daniel Arasse n’y voit rien lorsqu’il écrit du miroir qu’« il provoque seulement l’énigme d’une peu probable présence [24]». C’est tout l’inverse puisqu’il est la trace, l’indice, la preuve d’une présence à la fois spirituelle et physique, le Verbe fait chair. Ainsi le piège n’est-il pas tant le miroir que l’intégralité de la toile, la représentation classique en sa transparence illusoire. Si dans les Ménines, comme le pensait Luca Giordano en 1692, « théologie de la peinture » il y a, elle miroite ici, concrète et mystérieuse, à l’ombre du reflet.


* *


   Frontalité de la toile, planéité du tableau, la peinture pour elle-même, enfin libérée, cela sonne anachroniquement « moderne » en effet. On pense entre autre à Manet, lequel considérait d’ailleurs Velasquez comme « le peintre des peintres », alors que deux cent années les séparent. Pour Foucault, dans les Ménines Velasquez nous livre « la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre[25] ». Et Arasse de nuancer, bizarrement satisfait : « il a représenté les conditions de la représentation [26]». Pour le premier, en l’œuvre s’opère « l’élision du sujet » tandis qu’au regard du second, le peintre « a rendu incertain l’objet de sa représentation ». Pourrait-on dire qu’à travers une représentation de la représentation classique, Velasquez a représenté la condition d’une représentation au sens moderne ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est clair, c’est que personne n’a voulu voir ce miroir en face. Terme complexe il est vrai, en même temps iconique et sensible, à la fois transparent et opaque. Comment se fait-il que de nombreux penseurs de l’art aient remarqué cette prégnance de la peinture, « fascination picturale » « sur quelques pans de tissus[27] » ou « contradiction des figures » en un fil rouge de dentelière[28], presque partout sauf dans ce morceau de miroir peint par Diego Velasquez ?

 

   En 1656, l’année des Ménines, un autre grand peintre, Vermeer, réalise une certaine Vue de Delft. Rien à voir avec Le tableau de la Famille sinon que cette toile, que Marcel Proust considère comme « le plus beau tableau du monde », a donné lieu au célèbre passage du « petit pan de mur jaune » dans son livre À la recherche du temps perdu. Dans le roman, face à cette Vue du maître, le personnage de Bergotte, figure de l’écrivain, meurt dans l’éblouissement d’une réverbération éternelle, aveuglé par un détail du tableau : un petit pan de muraille qu’un rayon de soleil frappe de sa lumière –une simple tâche de matière jaune, en fait. Etrange coïncidence, la réflexion était peut-être dans l’air du temps.

Jérémie Bennequin

 Velasquez, 1656, Les ménines

Diego Velasquez, Les Ménines, 1656.



[1] Michel Foucault, « Les Suivantes », Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 23.

[2] Ibid. p. 30.

[3] Ibid. p. 24.

[4] Ibid. p. 21.

[5] Ibid. p. 30.

[6] Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 2008. Du reste, l’idée duchampienne selon laquelle « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » signifie moins l’indétermination des rôles de l’artiste et du public qu’elle n’exprime leur complémentarité dans le « processus artistique ». Rencontre où le créateur est constamment en avance et le « regardeur » perpétuellement en retard sur « l’œuvre du rendez-vous ». Aussi faut-il toujours attendre que les « retardeurs » prennent pour ainsi dire le relai. De leurs jugements dépend d’abord « le poids de l’œuvre sur la balance esthétique » et, avec tout délai, son éventuel passage à la postérité.

[7] Michel Foucault, op. cit., p. 20.

[8] Daniel Arasse, « L’œil du maître », On y voit rien, Paris, Denoël, 2000, p. 207.

[9] En effet, il semble que dans son essai consacré aux Ménines Damisch ait relevé que les lignes de fuite du tableau se recoupent au niveau de l’avant bras de la silhouette de l’homme –identifié comme étant Nieto Velasquez, double du peintre lui-même– se détachant à contre-jour au fond de la représentation. Désignation du geste donc, pour le moins symbolique, de qui soulève un rideau, fait voir, dévoile. Cette précision invaliderait par ailleurs la thèse de Foucault dans la mesure où les places potentiellement occupées devant la toile réelle par le modèle qui se reflète et le spectateur que nous sommes ne sont donc pas rigoureusement identiques, du moins sur le strict plan de la perspective, laquelle assigne un point de vu unique au regardeur, nécessairement borgne d’ailleurs. Léger décalage ayant finalement pour conséquence de dissocier spatialement les regards des multiples « sujets ».

[10] Daniel Arasse, op. cit., p. 197.

[11] Michel Foucault, op. cit., p. 23.

[12] Ibid.

[13] Daniel Arasse, op. cit., p. 202.

[14] Michel Foucault, op. cit., p. 30. Il se peut que Michel Foucault ait tout vu, compris ce mystère du miroir et finalement décidé de nous en restituer l’énigme dans Les Suivantes sous la forme du cryptage théorico-poétique de son style, laissant ainsi reposer dans l’ombre ce qui appartient au secret. Libre au lecteur habile de lire entre les lignes et de voir se former sous des mots décidemment ambigus, « dans l’infini de la tâche » comme il dit, le sens caché du miroir posé comme une inconnue dans l’équation picturale.

[15] Michel Foucault, op. cit., p. 22.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 24.

[18] Ibid., p. 29.

[19] Daniel Arasse, Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 274.

[20] Ibid., p. 25.

[21] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1939, tr. fr., Paris, 2000, Allia, 2004, p. 19.

[22] Daniel Arasse, On y voit rien, op. cit., p. 213.

[23] Daniel Arasse, Le Détail, p. 276.

[24] Ibid., p. 214. Et pourtant, voilà ce que l’auteur écrit dans Le Détail : « Les tâches gênent. Elles salissent, souillent même le miroir de la peinture (…) De tous les termes qui décrivent ce rejet du pictural dans l’iconique et cette impossibilité de voir à laquelle affronterait le pictural, on n’en retiendra qu’un ; le pictural, c’est rien. » (p. 276). Tout le chapitre « Paradoxe » de son livre traite justement de cette question. Aussi, comment Arasse n’a-t-il vu dans ce miroir que la peinture d’une « peu probable présence » et non, précisément, crucialement, « la présence de quelque chose de peint » ? (p. 281).

[25] Michel Foucault, op. cit., p. 31.

[26] Daniel Arasse, On y voit rien, op. cit., p. 201.

[27] Daniel Arasse, Le Détail, p. 280.

[28] Georges Didi-Huberman, « Le sang de la dentellière », 1983, Phasmes, Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998.

27 juin 2010

Thomas Demand, Presidency I, 2008.

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Démystification


 

 Point de vue frontal sur le bureau présidentiel de la Maison Blanche. Dans un cadrage vertical, Presidency I, une photographie réalisée par Thomas Demand en 2008, présente l’intérieur du célèbre cabinet ovale, haut lieu de décisions politiques et de pouvoir à l’échelle internationale.

 

 Au premier plan, sur un tapis elliptique de couleur bleue, tronqué au niveau du cou par la limite inférieure du cadre, le fameux pygargue à tête blanche, l’oiseau symbolique, grand sceau des États Unis d'Amérique et blason officiel de la Présidence du Chef d’Etat depuis 1880. Au centre, ligne de mire, le bureau mythique, ou Resolute desk, cadré de face en plan moyen au premier tiers horizontal de la surface iconique. Les quelques éléments traditionnels –téléphone, documents, bouton rouge, etc.– ont été minutieusement rangés sur le plan de travail. De part et d’autre du meuble, deux chaises tournées vers l’arrière plan sont partiellement coupées par les bords latéraux de l’image. Le siège du Président est vide, il n’y a personne dans la pièce. Une grande baie vitrée occupe les deux tiers supérieurs du visuel, formant un quadrillage imposant en toile de fond. En haut, la ligne ondulée d’une tenture jaune orangé clôture l’espace de représentation. Érigés comme des colonnes antiques, deux lourds rideaux de la même couleur –quasi complémentaire du bleu « royal » recouvrant le sol– tombent à la perpendiculaire du bureau –dont la teinte sombre contraste avec la luminosité émanant des fenêtres– et découpent l’arrière plan en trois bandes sensiblement égales. Les « cannelures » formées par les plis accentuent la verticalité du format au même titre que les deux drapeaux qui encadrent l’office. Tout paraît ordonné, symétriquement, de chaque côté d’un axe médian, rigoureusement agencé autour d’un point précis, une place, ici vacante.

 En cette composition rectiligne, tout n’est que mesure, ordre et souveraineté. Entre la stabilité centrale du meuble massif et l’élévation des lignes dominantes alentour se dégage globalement un vif sentiment de force, de rectitude, de pouvoir. Mais aussi, bizarrement, une sourde impression d’inquiétante étrangeté.

 

 Derrière le bureau principal, sur la gauche du fauteuil légèrement incliné, deux cadres posés sur une étagère semblent contenir des clichés personnels, portraits familiaux du président américain. Cependant, à bien y regarder, il ne s’agit pas de photographies, les personnages représentés sont dépourvus de visage, ils n’ont pas d’identité, ces images sont faites d’une juxtaposition de papiers colorés, découpés puis collés afin de former une grossière illusion de « réalité ». Dès lors, au vu de ces petits simulacres, un lourd soupçon se met à peser sur l’ensemble de la reproduction. Et si rien n’était « réel » ? Pourquoi les carreaux de la baie vitrée ne laissent-ils pas percevoir l’extérieur ? Leur opacité obstrue net la profondeur du champ, cloisonnant le regard dans l’espace carcéral –presque dénué de hors-champ– du cloître présidentiel. La bannière bleu blanc rouge américaine a perdu ses étoiles tandis que le drapeau monochrome de droite est dépourvu de motifs. Un symbole sans signification. Les tentures oranges sont-elles véritablement authentiques et cette lumière artificielle, d’où provient-elle ? L’éclairage lui-même est comme irréel. Le fauteuil n’est certainement pas en cuir ni le bureau de bois massif –on dirait plutôt du carton. Quant au précieux tapis, à l’évidence, de simples confettis.

 Soit cette image contient trop de détails soit elle n’en contient pas assez. C’est l’ambigüité du visuel, son inquiétante étrangeté. L’endroit semble réel mais tout est falsifié. Le lieu est fictif et pourtant il paraît « plus vrai que nature ». Les signes les plus symboliques sont à la fois présents, bel et bien reconnaissables et vidés de sens, insignifiants. À l’image de l’écusson officiel du gouvernement Américain, ce rapace à tête blanche qui, tel qu’il nous est montré en l’occurrence, « décapité » au sol et sans la moindre indication complémentaire –disparition du cercle étoilé, des signes linguistiques, etc.– en l’absence de tout autre symbole susceptible d’identifier cette figure, de l’ancrer dans l’imaginaire idéologico-politique états-unien –branche d’olivier dans la serre droite, volée de flèches dans la gauche, etc. – ainsi dépouillé donc, réduit à son plus simple apparat, le voici qui pourrait ressembler à s’y méprendre à l’aigle monocéphale des armoiries germaniques, symbole de l’empire allemand.

 

Armoiries_de_l_Allemagne

 

 Né à Munich en 1964, Thomas Demand fut l’élève du couple Becher entre 1987 et 1992, à l’école de photographie dite « objective » basée à Düsseldorf. Sur les bancs de Thomas Ruff, Thomas Struth, Andréas Gursky et d’autres photographes renommés à l’heure actuelle, il a étudié le « style documentaire » initié par August Sander au début du XXème siècle puis défini par Walker Evans vers 1930. Principe de clarté photographique explique Olivier Lugon[1], fondé, entre autres, sur la frontalité de la prise de vue, la luminosité, la netteté, la lisibilité et la neutralité du cliché mécaniquement enregistré. Cela dans le but d’obtenir une certaine forme d’objectivité. À ne pas confondre néanmoins avec la « Nouvelle objectivité » allemande –originellement picturale d’ailleurs– Neue Sachlichkeit des années 1920, visuellement proche de la Straight Photography, cette « sachlichkeit américaine » qui lui est contemporaine et dont les gros plans de machines  de Paul Strand (Lathe, 1923) seraient les premiers spécimen. Moins maniérée que la « Nouvelle Vision » prônée au même moment par Laszlò Moholy-Nagy, la « Nouvelle objectivité » photographique tend à respecter au mieux l’objet de la prise de vue par l’exactitude du rendu, la précision technique, une netteté irréprochable, et une certaine réserve expressive qu’on retrouve dans les « simples » descriptions des différentes « beautés » de ce monde, magnifiées par l’appareil d’Albert Renger-Patszch dans sa célèbre série intitulée Die Welt ist Schön (1928). Objectivité nouvelle donc, mais rapidement critiquée pour son caractère décoratif, esthétisant, et pour l’effet ornemental des cadrages arbitraires et de la systématisation du gros plan. Une profonde défocalisation s’impose, en vue d’une « autre objectivité », plus « réaliste » en un sens, celle du « style documentaire » et de la Kunstakademie de Düsseldorf.

 Cependant, il semble que Thomas Demand ait lui-même pris quelque distance par rapport à l’enseignement de ses maîtres. L’« objectivité » en question étant vraisemblablement illusoire, utopique, du moins à l’état « pur », quelle que soit la forme qu’on lui donne. De nos jours, les « valeurs absolues » auraient déserté l’Univers, même pour les sciences dites exactes et la « réalité » est une notion toute relative, sinon un terme galvaudé, qui ne saurait être l’objet d’un quelconque Savoir. « Tout est réel jusqu’à un certain point[2] » dit Demand. Reste à savoir lequel. Comment une image, fut-elle photographique, « empreinte de lumière », serait-elle « objective » ? Son statut même d’image –en tant que représentation d’une réalité dont elle diffère substantiellement– ne s’y oppose-t-il pas ? Dans une certaine mesure, la démarche actuelle du photographe Thomas Demand s’avère constituer une critique de la prétendue véracité photographique, une remise en cause subtile de la supposée véridicité (vouloir dire la vérité) des reproductions techniques en leur apparence d’objectivité. Mais aussi, de façon générale, il s’agit d’une réflexion contemporaine sur ce qu’il conviendrait d’appeler, faute de mieux, le complexe de re-présentation dans un monde d’images.

 

Thomas_Demand__Space_Simulator__2003_

 

 Ainsi, et c’est l’originalité de son œuvre, Demand commence-t-il par réaliser avec différents types de papier colorés des décors pour le moins réalistes d’espaces réels (ci-dessus : Space Simulator, 2003). Des maquettes en carton à l’échelle 1, taille humaine, principalement construites à partir d’une iconographie médiatique préexistante puis finalement détruites –absurdité du geste– après avoir été photographiées sous plusieurs angles à la chambre grand format par l’artiste. Une pratique complexe, où l’image et la réalité –image de la réalité et réalité de l’image– ne cessent d’intervertir leurs places.

 De prime abord, l’essentiel de la pratique artistique de Thomas Demand consiste donc en un travail de plasticien. Entre la sculpture, l’installation, l’environnement, il s’applique à reproduire en trois dimensions et selon un principe de mimesis –d’où la première impression de trompe l’œil face aux reproductions finales– des lieux, plus ou moins connus mais toujours significativement liés à une histoire, grande ou petite, intime ou collective. Encore confectionne-t-il toujours ses mises en scène à l’image de documents iconiques préalablement choisis dans l’incommensurable corpus des mass-médias. Sur ce point, le passage de l’icône bidimensionnelle à sa représentation tridimensionnelle, on peut faire le rapprochement avec l’œuvre du français Pascal Convert, lequel élabore une relation dialectique du document au monument. Ce quand bien même chez Demand le « monument » est davantage l’image photographique, la dimension monumentale du tirage (223 x 310 cm) contrecollé sur plexiglas (Diasec) conférant au cliché le « poids » d’un véritable « tableau photographique » pour reprendre la célèbre expression de Jean-François Chevrier, tandis que l’œuvre d’art en volume est vouée à disparaître. À moins que la photographie ne constitue l’œuvre en tant que telle et que le modèle éphémère –véritable prétexte– n’ait finalement de raison d’être que dans la perspective de se voir à nouveau « réduit » d’une dimension, transfiguré en image. C’est la reproduction photographique qui détermine l’œuvre, non l’inverse. « De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible[3] » écrivait Walter Benjamin vers 1938. La procédure de Thomas Demand vérifie ce constat.

 L’acte photographique consiste, sans pour autant s’y réduire, en une opération d’enregistrement technique –la prise de vue– impliquant un certain nombre de choix –temps de pose, angle, mise au point, etc.– qui conditionnent largement la réception du « message ». Comme dans cette photographie cybachrome intitulée Fontevraud (1984, voir ci-dessous) où l’artiste Georges Rousse représente un cube s’inscrivant dans une perspective contradictoire au centre d’un espace tangible en déterminant le seul point de vue monofocal d’où peut avoir lieu cette illusion. Le cadrage par exemple joue un rôle fondamental dans la lecture du visuel, dont il marque la limite en tant que sélection, prélèvement, fragment. Dans les photographies de Demand, un plan plus large dévoilerait d’emblée la supercherie du studio. De même, chez l’américain James Caseberes –dont le travail consiste aussi, depuis plus de vingt ans, à réaliser des maquettes de décors architecturaux, ici en miniature, pour les photographier ensuite– le trouble procède bien d’un tel « effet d’optique ». Trompe l’œil ou plus exactement, trompe l’esprit, dont l’efficacité repose en grande partie sur l’éclairage, la lumière modelant artificieusement la scène, théâtralisante comme chez Philip Lorca diCorcia ou trompeuse, mensongère, transformant le carton en bois de chêne et la feuille de papier en velours ou en cuir, comme c’est ici le cas.

 En ce sens, s’il est clair que la démarche de Demand ne renoue pas avec une quelconque espèce de pictorialisme, on peut concevoir ses images en terme de « photographie plasticienne », notion phare de Dominique Baquée, même si cette formule prête un peu trop à confusion, finissant par ne plus rien vouloir signifier.

 

Rousse_Georges__Fontevraud__1984

 

 Image photographique d’une reproduction tridimensionnelle d’un lieu en tout point symbolique, autrement dit d’une icône sur le plan médiatique, véhiculée en tant que telle par le spectacle moderne (au sens radicalement politique que lui confère Guy Debord) : l’œuvre de Demand est une mise en abîme de la représentation elle-même. Les images s’enchevêtrent, se confondent, coexistent en des degrés divers de re-présentations autoréférentielles. Où est la réalité ? Où se situe la fiction ? Existe-t-il encore une limite qui permette de distinguer l’une de l’autre ?

 Lorsque tout est représentation, quand les images en constante massification entretiennent entre elles un rapport autarcique, spatio-temporel, jusqu’à ne plus laisser de place à quelque autre réalité qu’à elles-mêmes, dictant en direct, live, ce qui existe « vraiment », c’est à dire médiatiquement, dans la mesure donc où il n’y aurait plus que des images on peut dire qu’il n’y aurait plus de réel. Mais, ce qui revient au même, on peut dire aussi qu’au moment où il n’y a plus de réel il n’y a plus d’images. Dialectiquement, le réel s’étant transformé en images, l’image est devenu la réalité. Réalité virtuelle dit-on d’ailleurs quant au différents types d’images de synthèse ou, plus récemment encore, réalité augmentée, laquelle vise à compléter en temps réel notre perception naturelle de la réalité par incrustation réaliste d’éléments (dis)simulés. « Pas d’images, pas de réalité[4] », écrit sans ambages Ignacio Ramonet dans La Tyrannie de la communication, l’image étant désormais, ainsi que le suggère par ailleurs jean-Claude Moineau « ce qui donne réalité à la réalité[5] ». Telle est le paradoxe de notre actualité –où c’est toujours davantage sa médiatisation qui crée l’événement[6]– le « charme cruel et surprenant [7]» de notre monde d’images, son côté profondément factice –étrangement falsifié.

 Voici donc une réflexion à laquelle nous invite me semble-t-il le travail de l’artiste Thomas Demand, lequel interroge par le truchement d’une mise en scène sophistiquée l’artificialité du réel ou, indifféremment, la réalité de l’artifice. Quoi de plus faux qu’un décor de théâtre ? Et pourtant qu’y a-t-il de plus concret ? Sa matérialisation n’a-t-elle pas autant sinon plus de réalité que le lieu lui-même, ce bureau présidentiel qu’on ne voit jamais qu’en image, qu’on ne peut qu’imaginer ? Mais voilà que cette matérialité même du montage se désintègre, relayée par la présence du « tableau photographique », image-objet, laquelle disparaît à son tour derrière ses multiples reproductions numériques ou imprimées…

 

  Au regard d’une représentation de Thomas Demand, rien n’est jamais réel ni vrai hormis, chose remarquable, la réalité, la vérité du simulacre en tant que tel. Le photographe plasticien révèle au « regardeur » –auquel revient tout de même selon Marcel Duchamp la responsabilité de « faire le tableau »– les « clichés » et autres signes archétypaux de notre société de communication. Stéréotypes visuels dont résulte en l’occurrence l’étrange, l’inquiétante impression de « déjà-vu ». Retour inconscient d’un « refoulé optique » qui s’émousse à la surface de l’image. Fantasme –phantasma– fantasmagorie, le réel, l’imaginaire et la fiction se rencontrent à l’infini, comme des lignes de fuite convergeant vers un même point –mirage de la perspective illusionniste– à l’horizon de ce que Roland Barthes a nommé le mythe.

 Système sémiotique pernicieux, le mythe a pour effet de rendre évident et naturel ce qui relève en fait de la culture et de l’idéologie. Dans le mythe, l’image, le signe, cesse de fonctionner sous l’angle d’un rapport basique signifiant/signifié car le signifié, sens connoté du signe, prend le masque frauduleux d’un signifiant, sens littéral ou dénoté. La forme domine le sens : tel bureau mythique de la maison blanche (signifiant) signifie « naturellement » –insidieusement en fait– l’hégémonie politique, la force de l’ordre mondial (signifié). Cette idée de puissance considérée comme un état de fait, un sens premier au regard d’une image pourtant peuplée de symboles, relève bel et bien du mythe. Or, « à vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie[8] ». Dans Presidency I, le décalage opéré par Thomas Demand, cette distance supplémentaire d’une double représentation de l’image, est une façon de venir inquiéter le mythe initial en juxtaposant au message mythique de « l’image du pouvoir » la signification mythologique du « pouvoir de l’image ». Lorsque l’artifice ouvre la brèche d’une démystification par la possibilité d’un regard actif sur le monde, c’est de l’art.

 

 En 2008, quand Thomas Demand réalise Presidency I, se sont les élections présidentielles aux Etats-Unis. Le bureau est donc vide, dans l’attente du nouveau président américain, symbole parmi d’autres, icône le temps d’un mandat, endossant son rôle de gouvernant politique sur la scène internationale.

J.B.

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[1] Olivier Lugon, Le Style documentaire, D’Auguste Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001.

 

[2] Thomas Demand cité in Connaissance des Arts, Photo, n°21, Paris, septembre-octobre 2009, p.74.

 

[3] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1939, tr.fr. Paris, Allia, 2004, p. 24.

 

[4] Ignacio Ramonet, La Tyrannie de la communication, Paris, Gallimard, 1993, p. 46.

 

[5] Jean-Claude Moineau, « Qu’est-ce que l’art a à faire des images ? », 2004, Art grandeur nature, Synesthésie, Saint-Ouen, 2005.

 

[6] La vaste opération médiatique des attentats du 11 septembre en est une preuve terrifiante.

 

[7] Selon les mots de Baudelaire qualifiant l’image photographique à l’époque de son avènement.

 

[8] Cf. : Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 222.

7 janvier 2010

Ingrid GANTNER, L'Oeil de la forêt, 2009.

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L’Œil dans la forêt


   Noir et blanc, très contrasté, ce carré d’image révèle l’antre d’une forêt obscure. Au milieu d’indistinctes ténèbres, un enchevêtrement dense de branchages au premier plan lacère et laisse transparaître l’aveuglante clarté d’une toile de fond, pan lumineux sans horizon.

 

   Ce cliché s’inscrit dans une série photographique intitulée L’Œil de la forêt, réalisée par Ingrid Gantner sur une presqu’île au Nord-Est de Madagascar, dans la jungle de Masoala qui –contraction de Maso Ala– signifie…« l’œil de forêt ». Parc naturel tropical connu pour sa biodiversité. Abondance, richesse, exubérance d’une Nature en péril, ici victime d’un braconnage intensif. Triste actualité. Mais là n’est pas le propos de cette série d’images, aux antipodes d’un photoreportage documentaire sur la contrebande du précieux bois de rose de la forêt malgache ayant pour conséquence de ravager l’écosystème d’un des derniers poumons de la Terre. Loin du type d’investigation visuelle distanciée d’un Bruno Serralongue, bien que, dans sa série sur les abris abandonnés photographiés à la chambre, l’artiste français cadre parfois son motif –installation précaire Bruno_Serralongue__Abri__7__2007de clandestins dans les sous-bois de Calais– au milieu d’une broussaille épaisse (ci-contre : Abri #7, 2007) qui, visuellement, en termes de composition, abstraction faite de la couleur et surtout du sujet, n’est pas sans lien avec le chaos que focalise L’Œil de la forêt, lequel œil en l’occurrence se confond avec celui de la photographe, situé derrière un objectif auquel, en dernier lieu, notre regard se substitue. Car ici, dans L’Œil de la forêt, il n’y a rien d’autre à voir que la forêt en tant que telle, une lumière crue dans la pénombre. Sous cet angle, c’est peut-être le « voir » qui se montre lui-même.

   La prise de vue d’Ingrid Gantner se rattache à une iconographie particulière. Par exemple, il existe une belle étude d’August Sander, effectuée dans les montagnes du Wolkenburg en 1937, (ci-contre) montrant la généimg799rosité d’une végétation forestière où s’entremêlent brindilles et branches à l’avant plan dans un modelé d’ombres et de lumières, lequel offre une parfaite lisibilité des détails, caractéristique de ce « style documentaire » dont Sander fut un précurseur et dont Walker Evans développera le principe quelques années plus tard. Encore passe-t-on justement du noir au blanc par l’intermédiaire d’une gamme de gris des plus foncés aux plus clairs, déclinaison dont fait l’économie notre épreuve à contre-jour, fondée sur la dualité franche des deux valeurs opposées. Imaginez le négatif d’un tel cliché. Par ailleurs, comment ne pas mentionner l’œuvre de Lee Friedlander ? On retrouve, dans ses photographies de paysages, entre autres la série Riparian désert (1999-2000, ci-dessous), le format carré et le jeu graphique, nerveux, des réseaux de ramifications à la surface de l’image, grillage au travers duquel l’œil se fraie confusément un passage. Mais le climat aride du désert est rendu dans une grisaille relativement homogène dont se distinguent, là encore, le contraste accusé et la texture charbonneuse de la flore vue par Gantner.

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   En effet, l’accumulation des troncs, lianes et ramures de différentes dimensions, comme tracés au charbon sur un papier dont la blancheur reste perceptible par endroits, comme en réserve, donne à ce cliché une dimension plastique singulière. Et cela implique qu’une telle photographie soit observée sous l’angle de son rapport iconique aux beaux arts traditionnels. C’était le cas du pictorialisme et, plus récemment, mais différemment, de la « photographie plasticienne » selon la notion de Dominique Baqué.[1] Ambivalence d’une reproduction mécanique et d’une représentation au sens pictural (composition, impression de recouvrement, etc.) où l’on retrouve quelquefois, comme c’est ici le cas, la sensualité sombre du fusain. Ainsi peut-on évoquer, au regard de cette ambiguïté, les dripping de Jackson Pollock, auxquels un Thomas Struth se réfère d’ailleurs indubitablement, consciemment ou non, dans sa série nommée Paradise (Peru, 2005-2006, voir ci-dessous), tant par le grand format de ces « tableaux photographiques » (cette fois l’expression est de Jean-François Chervrier) qu’au niveau du véritable écran végétal obstruant ici aussi, frontal, la profondeur du champ –planéité de la toile– et suggérant, all over, l’étendue sans fin de la forêt vierge, hors-cadre.

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    Encore l’absence de couleur agit-elle dans la photographie d’Ingrid Gantner comme un degré d’abstraction supplémentaire, lequel confère à ce cliché, indépendamment du reste de la série, le caractère d’une estampe à la limite de la figuration. Icone “néo”pictorialiste si l’on veut, simulant à sa manière le rendu d’une eau-forte ou, plus exactement, d’une gravure sur bois. Tension entre la plasticité abstraite du visuel et sa substance photographique, pseudo indicielle, qui ancre théoriquement l’épreuve –trace de lumière– dans une réalité effective. Mais une photographie n’est jamais qu’une « empreinte abstractive » (Henri Van Lier), quasi immatérielle, donc paradoxale, d’un référent réel imagé, imaginé, imaginaire. Quant au tableau abstrait ici présent, ne figure-t-il pas, en ce sens, la seule réalité objective et concrète de cette image ?

 

    La rencontre est fertile, l’expérience dialectique. D’un côté le champ d’une image, un mètre carré, simple surface blanche maculée de noir. De l’autre, à mes yeux l’essentiel, la vision du photographe –prédateur tapi dans l’ombre, comme à l’affût– sa prise de vue en guise de proie –l’œil dans les entrailles, au cœur de la forêt.

 

Jérémie Bennequin

 

P.S.: Suite à la lecture de cet essai, des étudiants m'ont fait remarquer qu'une image du photographe allemand Thomas Demand ("Clearing", 2003) -lequel reconstitue en carton-pâte des décors à l'échelle 1 avant de les photographier- pouvait venir compléter l'iconographie du texte. La voici :

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[1] Dominique Baqué, Photographie plasticienne, L’Extrême contemporain, Paris, éditions du Regard, 2004.

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17 octobre 2009

Claude MONET (?), L’Ombre de Monet dans l’étang des nymphéas, vers 1920.

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Une ombre à l’étang

 

 

 Soit cette image de Monet. Photographie en noir et blanc, petit document certainement réalisé vers 1920 par l’artiste lui-même dont on peut voir, au premier plan, l’ombre projetée. La silhouette de son visage affleure à la surface d’un bassin que le peintre impressionniste connaît bien, un petit lac qui, pour mémoire, lui tient à cœur, l’ayant représenté maintes fois dans ses toiles, en grand format –l’étang des nymphéas. Un autoportrait « sur le motif » ? Comme c’est touchant.

 

 Claude Monet n’est pas photographe mais il se pourrait qu’il ait inauguré, via le médium pictural et son engagement obsessionnel sur des thèmes inlassablement répétés, selon les variations atm1671_Monet__1905__Nymph_asosphériques ou la luminosité fluctuante des heures diurnes et nocturnes, la sérialité en peinture. Qu’a donc à voir ce petit cliché avec le grand œuvre du génie de Giverny. Le point de vue en plongée, sûrement effectué depuis le pont japonais où Monet s’installait pour peindre, ainsi que le cadrage, sans horizon, rappellent formellement les champs de Nymphéas auxquelles il se consacre à partir de 1900. Le plan de la toile se confond avec la surface de l’eau, la peinture joue avec les reflets, chaque coup de pinceau comme une infime « réflexion » sur ce miroir métaphorique : le tableau. 

 

 Il y a cette fable bien connue, celle de Narcisse, initialement contée par Ovide dans ses Métamorphoses. En deux mots, un jeune homme d’une beauté divine tombe amoureux de son reflet après s’être miré dans l’eau. Il repousse les avances de la Nymphe Echo et, comprenant que son inconditionnel désir envers sa propre image n’est que fantasme, meurt de chagrin, le pauvre. L’histoire raconte que ses cheveux se transforment alors en fleurs blanches, nommées narcisses. C’est un mythe dans lequel le premier théoricien de la construction perspective, Leon Battista Alberti, dans son illustre De Pictura de 1435, voit l’invention de la peinture et, a fortiori, de la représentation classique. C’est dire, depuis la Renaissance, la dimension narcissique, vaniteuse, que reflète en théorie l’art de la mimesis, fondé sur le principe du simulacre, de la ressemblance iconique, voire du trompe l’œil ou trompe l’esprit, autrement dit sur la passion du même. Cette conception occidentale des origines de la peinture, c’est ce que Victor Stoichita appelle, en lien à la théorie psychanalytique, le « stade du miroir [1]». Une re-présentation, c’est donc un double, une copie, c’est l’identique bien que fatalement différent, puisque dupliqué dans l’espace et différé dans le temps. (Ci-dessous: John William Waterhouse, Echo et Narcisse, 1903)

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 Le tableau réfléchissant le monde ? Pourquoi pas. Le jeu spéculaire des Nymphéas de Monet en est l’exemple parfait. Mais, revenons à la photographie. Ce n’est pas un reflet qui flotte à même le marais, c’est une ombre. « Une ombre au tableau »… Etrange, sur l’image l’eau ne réfléchit rien, elle est opaque comme une surface, non de réflexion, mais de projection. L’ombre, dessus, fait « tache » et c’est cela qui touche ou, disons, « fait mouche ». Bien que nul n’en puisse toucher l’image immatérielle, l’ombre incarne néanmoins la présence, paradoxale certes, d’un corps absent. En l’occurrence, celui du peintre Monet. Présence d’une absence ou absence de présence, dans l’ombre le rapport des deux contraires est toujours dialectique.

 Or, à l’histoire de Narcisse, il convient d’opposer, ou d’ajouter, cette autre légende, dite de Dibutades, originaire de la représentation elle aussi, décrite par Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle, au premier siècle de notre ère. En deux mots, une jeune Corinthienne, fille d’un potier de Sicyone nommé Dibutades, triste de savoir son amant partir à la guerre, d’où vraisemblablement il ne reviendra pas, se met à tracer sur le mur le contour de l’ombre, elle-même fugitive, du profil de son amour fuyant. Aussi le « stade de l’ombre » représente-t-il moins le désir de soi-même que l’amour de l’autre et la volonté d’en retenir l’image. Beauté mélancolique de ce geste inaugural de la peinture et du dessin. On dit même que la jeune femme préfigure ainsi, en « envisageant » la disparition de l’être aimé, la prise d’empreinte –via l’action interposée d’une source lumineuse– photographique, « écriture de lumière » comme on sait. (Ci-dissous : J-B Regnault, Origine de la peinture, 1785)

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 La photographie comme trace d’une ombre qui persiste ? Qui sait. On rejoint la vieille croyance d’un Roland Barthes en deuil qui, dans La Chambre claire[2], perçoit la photographie comme une image indicielle laquelle « adhère au référent », physiquement, lui « colle à la peau » si l’on peut dire, tout comme une ombre quant au corps dont elle dépend. Magie de l’image…pouvoir hallucinant de révéler précisément, sinon « l’air » essentiel et véritable d’un être « en soi », du moins l’exacte identité d’un individu. On se souvient comment Johanne Caspar Lavater, vers 1792, se pensait capable de lire, selon l’illusion d’un principe dit physiognomonique, l’âme d’une personne dans le profil de son ombre… Et, l’invention du physionotrace par Gilles-Louis Chrétien en 1786, permettant la reproduction mécanisée du portrait en silhouette –en cela proche parent, ancêtre technique de la reproductibilité photographique et de l’actuelle photo d’identité–, ne fait-il point le pont entre le mythe de Pline et la découverte de Niepce ?

 Quoi qu’il en soit, l’image de l’ombre hante l’autoportrait photographique depuis la nuit des temps. A savoir, sur les clichés, la plewis_hine_1908résence fantomatique de l’homme invisible, absent en apparence, du photographe hors-champ. Le pionnier en la matière serait Lewis Hine, en 1908, avec Selfportrait with the newsboy (ci-contre) mais, dès 1899, une photographie de Louis Marin nous montre –monstrum, le monstre– la forme allongée, obscure et menaçante, de son spectre au premier plan. L’ombre possède un potentiel expressionniste puissant que le cinéma d’un Murnau, dans son sublime Nosferatu, a su exploiter avec talent. Dans ce photogramme (ci-dessous), l’ombre ne suggère pas tant la présence d’un être absent, ailleurs, hors-cadre, que sa présence de fantôme en tant que telle, quasi corporelle, tangible, personnage à part entière. Inquiétante étrangeté mais aussi onirisme de l’enfance depuis les antiques ombres chinoises jusqu’aux lanternes magiques…

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  Observez l’Autoportrait d’André Kertesz en 1927, où le sujet photographié, ce « Spectrum » comme dit Barthes, c’est encore l’ombre du photographe, image substantiellement « négative » s’il en est, mais qui devient le positif d’un autre profil perceptible à l’envers (en retournant le cliché, voir ci-dessous) lequel se forme, en clair, par emboîtement dans la silhouette foncée de l’ombre renversée de Kertesz. Par ailleurs, l’ombre visible de sa chambre noire se situe, et ce ne saurait être un hasard, à l’endroit même de l’œil du nouveau visage, le boîtier mécanique à la place de l’appareil oculaire. Encore s’agit-il ici de l’épreuve positive tirée d’un négatif, sur lequel, nouvelle inversion, la lumière se fait sombre et les ombres claires. Enfin, lorsque le photographe italien Ugo Mulas, en hommage aux expériences auto-photographiques de Lee Friedlander, réalise son propre autoportrait (1971-1972), il ne manque pas de faire intervenir son ombre et son reflet.

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 Depuis toujours donc, dans l’art du portrait, représentant son auteur peinture et photographie confondues, on trouve l’ombre et le reflet. Le reflet où sombre le Soi ici présent (Narcisse) et l’ombre qui reflète l’Autre déjà absent (Dibutade). Mais, « Je est un autre », la célèbre formule de Rimbaud évoque bien le dualisme en jeu, la schise fondamentale de l’autoreprésentation. Effectivement, on a vu qu’un reflet montre le soi en tant qu’autre et que l’ombre c’est aussi l’autre en soi. Alors, reflet d’une ombre ou ombre d’un reflet ? Qu’est-ce qui affleure, comme un nénuphar, sur l’étang de Monet ? Même ambiguité pour l’Ombre sur lac d’Alfred Stieglitz (ci-dessous) qui, en 1916, se prête aussi au jeu du « je » transparaissant en une tache sombre à la surface de l’eau, un peu comme une image latente dans le bain révélateur. Idem avec Nan Goldin, en 1998, dont Self-portrait on the bridge suppose la même ambivalence ombre/reflet, que l’on peut concevoir, c’est vrai, comme allégorique de la photographie.

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 Depuis le début de sa « petite histoire », la photo se situe entre l’icône et l’indice (dans L’Image précaire[3], Jean-Marie Schaeffer parle de la photographie en termes d’icône indicielle ou, indifféremment, d’indice iconique), à la fois ressemblante à s’y méprendre et empreinte « physique » (en fait, lumineuse) d’une réalité. En même temps « miroir à mémoire » voire même, selon le poète Gérard de Nerval « miroir de la vérité » –quant à Baudelaire, ne dénonçait-il pas le narcissisme de la foule fascinée face au miroitement daguerréo-typique lors du Salon de 1859 ?–, et trace indiciaire, émanation d’un référent, image « spectrale » pour Honoré de Balzac et « retour du mort » d’après Roland Barthes qui, pour conclure sa recherche ontologique, ne peut finalement définir l’essence, le noème, le génie, la folie du cliché photographique autrement qu’en une formule muette, effroyablement enfantine  : « ça a été ». La photographie, donc, au croisement de l’ombre et du reflet.

 

 La petite épreuve de Monet révèle tout cela, silencieusement, avec légèreté. Mais, l’ombre à l’eau du peintre français se présente surtout comme un aveu. Une brève réflexion photographique sur son art, son amour de la peinture. Le tableau est un reflet du monde certes, ou plus exactement le reflet d’un monde.  De celui qui l’a peint, car après tout chaque peinture est un autoportrait, indiciel, quand bien même il ne montre  du visage de l’artiste que la face intérieure, plus profonde, trouble, d’un univers singulier. Les jeux de reflets sur la mare aux Nymphéas ont toujours représenté ce « je ». En chaque touche, de toile en toile, l’artiste se projette sur le motif, corps et âme il s’y abîme, disparaît, comme dans ce cliché noir et blanc, où l’ombre grise à même l’étang symbolise la présence picturale du peintre absent.

Jérémie Bennequin.

 

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[1] Victor I. STOICHITA, Brève histoire de l’ombre, Suisse, Droz, 2000.

 

 

[2] Roland BARTHES, La Chambre claire, Note sur la photographique, Paris, Gallimard, 1981.

 

[3] Jean-Marie SCHAEFFER, L’Image précaire, Du dispositif photographique, Paris, Seuil, 1987.

26 septembre 2009

Collection Martin PARR, carte postale Limbo! Limbo!

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UN MONDE Á PARR

 

 Martin Parr s’expose au Jeu de Paume.[1] Le célèbre photographe ayant, non sans polémique, rejoint l’illustre agence Magnum en 1994, présente ici sa collection impressionnante d’objets hétéroclites, de cartes postales, de livres et de clichés en tout genre. Une véritable installation rappelant d’ailleurs l’« environnement » que le jeune britannique, issu d’une famille « middle class » de la banlieue londonienne, réalisa en 1973 pour son diplôme de fin d’étude à l’école de photographie Manchester polytechnic.

 

 Martin Parr collectionne donc. Des montres Saddam Hussein, des tongues et des capotes Barack Obama, du papier toilette Oussama Ben Laden, des théières Margareth Thatcher, des réveils matin Lénine, j’en passe (et des meilleures). Un grand nombre d’articles, de produits dérivés, prélevés au sein même de la culture populaire, du monde médiatique et de la société de consommation, soigneusement présentés sous vitrine, ainsi décontextualisés sur le principe du ready-made duchampien –objet sériel industriel, genre urinoir, transfiguré en œuvre d’art– puis regroupés, réagencés par thème en fonction des signes iconiques et autres symboles idéologiques qu’ils véhiculent et représentent. Le mot qui traduit le mieux l’impression générale c’est…"kitsch". 

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 Le kitsch est une notion ambiguë provenant d’Allemagne, un terme bavarois précisément, inventé vers 1881 paraît-il. Selon Clément Greenberg, dans un article de 1939, le kitsch, intimement lié à l’idée de mauvais goût, serait symptomatique de la révolution industrielle, tandis que Jean Baudrillard, dans La Société de consommation, l’associe plutôt à l’ère postindustrielle. « Le kitsch, écrit-il, c’est l’équivalent du "cliché" dans le discours. […] il se définira de préférence comme pseudo-objet, c’est à dire comme simulation, copie, objet factice, stéréotype, comme pauvreté de signification réelle et surabondance de signes, de références allégoriques, de connotations disparates, comme exaltation du détail et saturation par les détails. […] le kitsch est une catégorie culturelle. [2]» La définition colle bien à l’étalage bigarré de « choses-signes », ou « images-marchandises »[3], mis en scène par Martin Parr, lequel assume d’ailleurs pleinement ses choix : « j’éprouve […] une grande attirance pour les objets éphémères. Leur signification et leur contexte culturel se modifient à mesure que le monde change. Beaucoup de ces objets sont en lien avec des personnes ou des événements qui renvoient à la gloire révolue d’époques et de lieux bien précis. Quand cette gloire s’enfonce dans le passé, l’objet prend une résonance nouvelle, et c’est ce phénomène qui est au cœur des collections présentées ici. »[4] Or, si le kitsch désigne un ensemble d’éléments "retro" ou démodés, quel signe médiatique, quel objet de consommation, quel bien matériel échapperait à son emprise à l’heure de ce que Baudrillard, encore lui, nomme « leur obsolescence calculée, leur condamnation à l’éphémérité[5] » ? Icones des Temps hypermodernes, voués à une désuétude subite au rythme intransigeant de la mode et de l’actualité médiatique. Aussi ces "déchets" sont-ils régulièrement récupérés, recyclés par le monde de l’art. Le fait est qu’on retrouve souvent cette revendication d’une attitude, d’un style, d’une esthétique "kitsch", au sens pour le moins ambivalent du terme, chez bon nombre d’artistes photographes contemporains. Pensons notamment à Jeff Koons et à sa pratique de moulage d’objets, on ne peut plus ringards, en acier inoxydable, ou à sa série Made in Heaven (1990) où il s’exhibe en plein ébat avec la sulfureuse Cicciolina au beau milieu de fleurs et de papillons multicolores. PierreGilles_Les_Cosmonautes_1991Dans le genre, David Lachapelle n’est pas mal non plus mais le summum me semble atteint avec le duo Pierre et Gilles (ci-contre),  artistes inséparables depuis 1976. Encore que les deux acolytes "so british" Gilbert et Georges…

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 Bref, la « collection Parr » ne s’arrête pas là. Heureusement. Elle contient aussi de nombreux livres de photographies, parmi lesquels quelques premières éditions de l’œuvre magistrale de Robert Frank, Les Américains, que Parr aurait acquis dans sa jeunesse durant ses années d’étude. Sa collection constitue aussi la plus conséquente photothèque privée de documents britanniques constituée à ce jour. S’y côtoient de superbes clichés de Tony Ray-Jones (ci-dessous) et Chris Killip, que Parr eut l’occasion d’acheter pour une modique somme à l’époque où ce type de photographie « documentaire » n’était pas encore tout à fait considérée à sa juste valeur par les institutions culturelles. 1_Tony_Ray_JonesOn y trouve aussi des œuvres de Tom Wood et de Mark Neville, de Keith Arnatt, entre autres. Règne dans l’ensemble, à travers un corpus photographique riche et varié, comme un authentique et précieux témoignage visuel de l’Angleterre populaire des classes dites moyennes des années soixante-dix à nos jours. Vaste thème que Martin Parr continue lui-même d’alimenter en réalisant, en 2008, en réponse à une commande du quotidien britannique The Guardian, un travail d’investigation photographique sur dix villes du Royaume-Uni dans lequel il décide de montrer, à l’instar d’un Walker Evans (soixante-dix ans plus tôt à l’égard du territoire américain[6]), les lieux les moins touristiques et pittoresques, les vues les plus vernaculaires, donc ordinaires, banales mais authentiques, de ces régions. Un autre point commun entre Evans et Parr, toute proportion gardée bien sûr, c’est leur passion respective pour les cartes postales. L’éventail conservé par Martin couvre toute l’histoire de ce "mass-medium". image_2Walker avait commencé sa propre collection (ci-contre) dès l’âge de douze ans, elle représente aujourd’hui plus de neuf mille images, principalement centrées sur les vingt premières années du XXème siècle, que les cartophiles considèrent comme un âge d’or en la matière. Mode de communication simple et bon marché, véritable langage visuel s’il en est, caractéristique d’un art, sinon « moyen » au sens de Pierre Bourdieu[7], du moins populaire, à partir duquel Walker Evans bâtira d’ailleurs son fameux concept de « style documentaire », à ne pas confondre, explique-t-il en 1971, avec la « photographie documentaire » ou encore le « document », dont relève par exemple la photo policière ou de fait divers. « Style documentaire » donc, dont se réclame peu ou prou, depuis cinquante ans, toute une école, dite de Düsseldorf. Sorte d’académie ayant progressivement formé, sous l’enseignement des Becher, un véritable star-system de la photographie artistique contemporaine…à savoir les Gursky, Struth, Ruff & cie.

Quoi qu’il en soit, si Martin Parr collectionne des "objets-signes", où l’image joue donc un rôle fondamental, il est intéressant d’observer que les cartes postales –à l’origine de vraies photographies simplement tirées sur un papier dont le dos est pré-imprimé– et a fortiori toute épreuve photo originale, le passionnent précisément pour leur valeur d’image matérielle, en tant que "signes-objets".

 

 Il ne faudrait pas non plus oublier que Martin Parr, grand collectionneur on l’aura compris, est aussi photographe après tout. Photoreporter chez Magnum même, où planent toujours les ombres des vénérables Cappa et Cartier-Bresson et qui regroupe actuellement les plus valeureux "héros" du reportage photo professionnel, régulièrement primés à l’occasion du World Press de Perpignan : Luc Delahay, Raymond Depardon… Du lourd. Une famille, un clan, où pour gagner sa place il convient de faire ses preuves comme on dit, avec pour mot d’ordre : « instinct et tradition »[8]. On peut comprendre que l’admission de Parr en 1994 fut quelque peu controversée, lui qui –pure provocation ?– malmène instinctivement la tradition. Lorsque ses confrères de l’agence partent documenter les horreurs de la guerre, quand, par exemple, le grand James Nachtewey rapporte du Rwanda, en 1994, cette ineffable et terrible image montrant en gros plan le profil, noir et blanc, de ce Hutu mutilé par d’autres Hutus car il est suspecté de sympathiser avec les rebelles Tutsis, img026Martin Parr (à gauche), lui, participe à une partie de Golf au Zimbabwe, dans la capitale de Harar exactement (où l’indépendance fut théoriquement déclarée en 1965 mais où manifestement l’esprit de colonie et les vieilles habitudes de l’esclavage demeurent tenaces). L’année même où son ami Gilles Peress accompagne l’équipe des docteurs Clyde Snow et Bill Hoglund sur l’insoutenable charnier Ovcara, en Bosnie, img025Martin Parr (ci-contre) se trouve à l’arrière d’une Jeep pleine de touristes, en Gambie, pour alimenter d’un parfait "cliché" couleur son impitoyable série culte dédiée au tourisme de masse, intitulée Small World… « Petit Monde » du rêve, de l’industrie du loisir, des voyages organisés et des destinations stéréotypées. Investigation visuelle sur le besoin pathétique de consommer sa pseudo aventure avec toujours cette volonté humaine, trop humaine, de tout enregistrer sur pellicule ou carte mémoire. L’usage social de la photographie, cette pratique d’amateur dont parle Bourdieu, c’est l’"art" de l’Homme moyen (l’expression est de Robert Musil). Small World donc, que ce Sichtbare Welt, ce « Monde visible », pour reprendre le titre d’une colossale série d’images réalisée par le duo d’artistes (décidément !) Peter Fischli & David Weiss, lesquels ont fait le tour le monde en photographiant, tels de vrais touristes, des coucher de soleil fantastiques, des plages de sable fin paradisiaques, des animaux exotiques, des paysages sauvages, bref, l’ensemble des archétypes les plus superficiels, ces "clichés", au propre comme au figuré, de l’imaginaire entretenu par les agences de voyages.


Dans le cercle restreint du « petit monde » du photoreportage, Martin Parr visiblement dénote, ses sujets sont loin des thèmes privilégiés par la profession, parfois même à l’opposé. Tandis qu’un des spécialistes du documentaire consacré à la pauvreté, j’ai nommé Sebastiäo Salgado, choisit d’esthétiser la misère du monde, Martin Parr décide au contraire d’enquêter, dans sa série Luxury, sur la richesse des classes les plus aisées du globe.[9] Histoire de ne pas faire comme tout le monde peut-être mais aussi de montrer, de mettre en lumière avec la crudité du flash et l’obscénité du plan rapproché, la profonde insignifiance d’un univers fondé sur la monstration de signes extérieurs, l’ostentation et la dépense. Futilité des rituels, vanité des apparences… Nulle image n’a vraiment d’intérêt en elle-même mais l’ensemble de la série forme néanmoins une communauté représentative de la société photographiée. Un portrait a retenu mon attention, celui d’une jeune femme attablée fumant le cigare (ci-dessous). Quelque chose me touche chez elle, sans que je puisse clairement définir quoi, discerner où. Sûrement un de ces mystérieux punctum à la Roland Barthes.[10] Serait-ce l’expression du visage, voilé par la fumée opaque, où l'on devine l’arrogance un peu sotte d’une indolente fatuité ? Le regard vide, vitreux de la loutre, en parure au cou, dont les deux billes morbides nous fixent en rappelant cruellement les grosses perles noires du collier ? La disproportion du Havane entre les doigts féminins ou encore la gestuelle, l’attitude typique de la main, comme un signe visuel qui m’incite à l’inscrire, d’un point de vue iconographique, dans une noble lignée : je pense à cette photo de Frank, dans Les Américains, où règnent luxe calme et volupté, à la secrétaire androgyne photographiée par Auguste Sander et à cette somptueuse peinture d’Otto Dix dont Cindy Sherman s’est sans doute inspirée pour sa récente série parue dans Vogue… La femme au cigare photographiée par Martin Parr incarnerait-elle à mes yeux cette Parisienne « blême, ardente, étiolée par le manque d’air, l’atmosphère des foules et peut-être l’habitude du vice… »[11] dont parle si bien Proust à propos d’Albertine, elle-même prisonnière d’un monde qui l’étouffe et qui n’est pas le sien ? Je ne sais… mais j’aime ce cliché. Il se range désormais dans le corpus iconique de ma collection singulière.

 

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 Dans un essai sur Walter Benjamin, intitulé « Le Pêcheur de perles », Hannah Arendt montre combien l’acte de collectionner déterminait la vie de celui qui fut, entre autres, un grand théoricien de la photographie : « le collectionneur, écrit-elle, a des motifs variés que lui-même ne comprend pas toujours. Collectionner, (…) est la passion des enfants, pour lesquels les choses n’ont pas encore le caractère de marchandises (…). Pour cela, ils doivent nécessairement découvrir le beau dont la reconnaissance repose sur le « plaisir désintéressé » (Kant). En tout cas il remplace la valeur d’usage par le goût[12] ». Si tout collectionneur n’est pas forcément photographe, l’acte photographique en revanche, conçu comme prélèvement d’échantillon dans la substance même du monde visible, relève essentiellement de l’entreprise de collection. Comme  Walter Benjamin, Martin Parr est ce collectionneur qui, baignant pour ainsi dire dans un univers d’images, a pour passion, pour vocation d’y extraire, photographiquement ou non, de précieux fragments, comme ce très beau spécimen de la japonaise Asako Narahashi (ci-dessous) -afin de se recréer un monde, à part, « en arrachant à ce qui nous est parvenu “le riche et le rare”, les coraux et les perles [13]».

Jérémie Bennequin.

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[1] Intitulée « Planète Parr, la collection de Martin Parr », l’exposition se tient à la galerie du Jeu de Paume du 30 juin au 27 septembre 2009.

 

[2] Jean BAUDRILLARD, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970.

 

[3] Dans Pour une critique de l’économie politique du signe (Paris, Gallimard, 1972), Baudrillard réaffirme sa thèse selon laquelle « la consommation –si ce terme a un sens, autre que celui que lui donne le vulgaire– définit précisément ce stade où la marchandise est immédiatement produite comme signe, comme valeur/signe, et les signes (la culture) comme marchandise. »

 

[4] Martin PARR cité in Jeu de Paume #56, Planète Parr, la collection Martin Parr, Paris, édition du Jeu de Paume, 2009.

 

[5] Jean BAUDRILLARD, La Société de consommation, op. cit., p. 54

 

[6] Comme le rappelle Jean-François Chevrier quant à l’œuvre mythique de Walker Evans : « American Photographs fait écho aux "Tableaux parisiens" dans Les Fleurs du mal […]. Pas plus que les "Tableaux parisiens" ne décrivaient les paysages de Paris, "photographies américaines" ne montre l’Amérique reconnue à l’époque comme pittoresque ou picturale : celle des grands espaces de la Frontière, du sublime paysager et de l’américanisme triomphant des métropoles hérissées de gratte-ciel (qui fascinait l’Europe). »

 

[7] Cf. : Pierre BOURDIEU, Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965. L’auteur sociologue y traite essentiellement de la photo dite amateur, laquelle traduirait, en tant qu’« art moyen », l’expression d’une « esthétique populaire », encore que la notion d’esthétique collective paraisse plus adéquate.

 

[8] Cf. : Michael IGNATIEFF, Magnum, Paris, Phaidon, 2000.

 

[9] Notons que Luxury (1994-2008) pourrait être considérée comme le troisième volet d’une œuvre en trois parties, dont le chapitre central serait Small World (1986-2005) consacré aux classes moyennes, et qui aurait débuté par un des tout premiers projets de Parr, photographié en noir et blanc, sur la classe ouvrière. Cela dit rien n’indique que le photographe collectionneur ait eu l’ambition de réaliser un tel triptyque.

 

[10] Cf. Roland BARTHES, La Chambre claire, Notes sur la photographie, Gallimard, Seuil, 1980.

 

[11] Marcel PROUST, A la recherche du temps perdu, « La Prisonnière », Paris, Gallimard, 1988.

 

[12] Hannah ARENDT, Walter Benjamin, 1892-1940, 1965, Paris, Allia, 2007, p. 93.

 

[13] Id. Ibid.

17 mai 2009

Jeff WALL, In front of a nightclub, 2006.

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JEFF WALL

PHOTOGRAPHE DE LA VIE MODERNE


   Au numéro 1082 d’une rue indéterminée, il y a foule, ce soir, devant la boîte de nuit. In front of a nightclub –tel est le titre de cette œuvre récente de Jeff Wall– montre l’image quotidienne, voire banale, d’une jeunesse actuelle, avide de ces lieux “branchés” où l’on peut se distraire, décompresser et, qui sait, prendre du plaisir.

 

   Plan large, presque panoramique, prise de vue non pas tout à fait frontale mais légèrement de biais créant, avec la rigole du trottoir au premier plan ainsi que son pavage puis le quadrillage du mur et, en haut, la gaine d’aération, un ensemble de lignes perspectives fuyant du côté gauche de la photographie vers un hors-cadre où se prolonge indéfiniment, de part et d’autre d'ailleurs, l’avenue pleine de passage. Couleurs globalement sombres de l’atmosphère nocturne et tonalité froide, bleue, un peu morbide, de l’éclairage artificiel. Quelques touches lumineuses se détachent néanmoins sous des spots de lumière dirigés à la verticale. De gauche à droite, rapidement : le rectangle turquoise d’un store de pizzeria, le décolleté d’une demoiselle, la casquette et le “pantacourt” blancs d’une femme accroupie se maquillant dans un coin, la chemise rose pâle d’un jeune homme adossé à la grille d’entrée, un bandeau blanc, une manche rose vif, des cheveux blonds, un polo à rayures, une paire de baskets, une autre chemise, à carreaux celle-ci, les reflets or de  talons aiguilles, un sac-à-main d’une blancheur éclatante, etc. Le tout formant comme une courbe sinusoïdale, reprise par la série de fleurs de lys surmontant les barres métalliques du grillage. A noter la réflexion d’une boule disco tapissant le dessus du sas et, plus subtile encore, la myriade de mégots, paquets de cigarettes et autres déchets qui sordides paillettes jonchent le sol de cette devanture animée. Mais, que représente, au juste, cette parade étrangement anodine du noctambulisme citadin?

 

 In front of a nightclub, donc. Image monumentale (226 x 360 cm), comme de coutume chez Jeff Wall, éclairée par l’arrière, de l’intérieur de ce fameux caisson lumineux qui caractérise depuis près de trente ans la présence des « tableaux photographiques » (l’expression est de Jean-François Chevrier) conçus par l’artiste canadien. Le rapport à l’œuvre diffère fondamentalement si on la contemple à l’échelle 1, grandeur nature donc taille humaine, exposée au mur d’une galerie voire d’un musée, dans l’aura de son auto-luminescence, ou s’il s’agit, comme c’est ici le cas, d’une simple reproduction. À l’origine employé en écho aux technologies publicitaires du monde “spectaculaire” (au sens de Guy Debord) –écrans de télévision, enseignes lumineuses…–, le système de lightbox, aujourd’hui obsolète sur le plan médiatique et commercial, relève désormais quasi proprement du médium artistique de Wall. Ce dispositif particulier confére aussi à chaque œuvre une dimension picturale –ne serait-ce qu’aux niveaux de l’unicité, de l’épaisseur et de la verticalité de l’objet accroché– à laquelle le photographe concède n’avoir jamais cessé de se référer depuis son voyage initiatique en Europe, à la fin des années soixante-dix, où il éprouva la modernité et la beauté, toute baudelairienne, de peintres comme Velasquez, Goya ou Titien. En témoignent, à l’évidence, ses premiers travaux en rapport étroit avec certaines toiles de grands maîtres, comme The Destroyed room (1978) intimement lié à La Mort de Sardanapale de Delacroix, Picture for Women (1979) [ci-dessous] inspiré par Le Bar des Folies Bergères de Manet, ou, plus tardivement, A Sudden Gust of Wind (after Hokusai) en 1993.

 

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   Ce n’est cependant pas le cas de In front of a nightclub, qui n’est ni le remake d’une peinture ancienne ni une image générée par la lecture d’une œuvre littéraire, comme ce fut, par exemple, le cas de l’étonnant After “Invisible Man” by Ralph Ellison, The Prologue (1999-2000). Par contre, il s’agit bien d’une « cinématographique photo », selon le terme inventé par Wall lui-même pour désigner la grande majorité de sa production. Autrement dit d’une pure mise en scène ayant, en l’occurrence, nécessité plusieurs nuits de “tournage” et la participation de nombreux “acteujeff_wallrs” jouant autant de rôles différents sous l’œil mécanique de “l’homme à la caméra”, fut-elle ici photographique. D’où une représentation ambivalente, équivoque, à l’image de l’incontournable Mimic (1982) [ci-contre], entre la straight et la street photography, à la fois l’une de part la précision technique et l’autre pour son côté pseudo contingent et aléatoire –en fait, ni l’une ni l’autre. De plus, le résultat final procède, notamment comme dans le cas du célèbre Dead Troops Talk (1992), du montage numérique d’une multitude de fragments réalisés indépendamment, à la chambre, de manière à obtenir un cliché très grand format d’une netteté irréprochable, effectivement construit et composé de toutes pièces. Ce qui, chose remarquable, n’empêche en rien cette véritable fiction, à mi-chemin entre la photo, le cinéma et la peinture, d’être « presque documentaire », du moins si l'on en croit l’artiste en personne lequel affirme dans un entretien avec Jean-François Chevrier : « quand j’ai compris qu’on pouvait introduire du théâtre et de l’artifice dans la photographie, j’ai aussi commencé de comprendre comment cette théâtralité était compatible avec “le style documentaire” de la photographie de rue[1] ». Bizarrement, les grandes références de Wall en termes de photographie sont Winogrand, Friedlander et, surtout, Walker Evans avec qui il possède au moins une chose en commun, un respect considérable pour Charles Baudelaire, particulièrement pour ce texte, Le Peintre de la vie moderne, où le poète et critique français élabore, à l’adresse de l’artiste “de son temps”, tout un programme dont Jeff Wall se réclame ouvertement et auquel j’estime pour ma part, dans un essai précédent et à juste titre je crois, que l’art de Robert Frank –lequel n’a pourtant pas grand-chose à voir avec le style de Jeff Wall– répondait parfaitement.

 

 Encore oubliai-je, c’est vrai, une qualité essentielle du « peintre de la vie moderne », une façon de travailler, déterminée par sa capacité à œuvrer de mémoire. « En fait, explique Baudelaire, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent [fût-ce, n'est-ce pas, avec la lumière…] d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature[2] ». Principe qu’on retrouve au cœur des reconstitutions “ciné-photo-graphiques” de Wall qui, après s’être plongé dans un bain de foule, tel le flâneur baudelairien, s’imprègne comme une plaque sensible du spectacle urbain pour, rentré chez lui, traduire ses impressions et incarner son souvenir. « Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses (…). Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur[3] ». Remarque, un romancier, pour écrire son livre, ne fonctionne pas autrement. « Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aigue, magique à force d’ingénuité ![4] » Bref, si, en tant qu’« art mnémonique », les théâtralisations photographiques de Wall peuvent être dites quasi documentaires, c’est dans la mesure où, comme le formule Baudelaire, « la fantasmagorie a été extraite de la nature[5] ».

 

 Il convient aussi de rappeler que Jeff Wall a toujours eu le souci de conjuguer dans son œuvre les médias actuels et la tradition des beaux-arts, « de récupérer le passé –le grand art des musées– et de faire intervenir un effet critique dans la spectacularité la plus récente[6] », actualisant justement, selon Chevrier, le programme baudelairien du « peintre de la vie moderne » par le moyen, non de la peinture, mais de la photographie. Pleinement conscient des enjeux esthétiques d’une rencontre dialectique entre l’immuable et le contingent, « il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire[7] ». Et Baudelaire de poursuivre, en des termes qu'on associera donc à Jeff Wall : « ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes (…) cherche quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité[8] » et, ce faisant, pourrait bien découvrir ce que l'auteur des Fleurs du mal nomme le beau qui, écrit-il, « est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion[9] ». En ce sens, In front of a nightclub est une belle image et nul autre « tableau photographique » de Wall ne dépeint avec un tel réalisme « cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes[10] », en un mot cette modernité, qui n’en est pas moins digne, déclare Baudelaire, de « devenir antiquité ».

 

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   Dès lors, est-il abusif d’imaginer un rapprochement entre cette représentation photographique de Jeff Wall et l’œuvre picturale de Gustave Courbet, pensons notamment à Un enterrement à Ornans de 1849 [ci-dessus]? Même obscurité d'ensemble d'où se détachent, savamment disposées, quelques zones très claires...sinusoïde similaire formée, au niveau des chefs, par l'emplacement des personnages...l'entrée lugubre de la "boîte", ce tombeau, comme un trou noir , hors-champ, devant lequel se regroupe donc, sous l'œil omniscient, ici d'un crucifix, là  d'un couple de gargouilles ou de deux caméras (Big Brother veille toujours...), une triste assemblée. Le photographe de Vancouver avait-il en tête cet immense panorama du peintre dit réaliste lorsqu’il composa son propre “tableau” ? Rien n’est moins sûr bien qu’on puisse légitimement le penser. Alors que la photo n’en était encore qu’à ses balbutiements, Paul-Louis Roubert rappelle combien, « plus que tout autre, Gustave Courbet sera celui qui, soudainement, par l’arrogance de son style –la transposition de scènes de genre au format de la peinture d’histoire– cristallisera les rapports qu’entretiennent la peinture et la photographie[11] ». Mais, ce qui est certain, c’est que cette nouvelle mise en scène de Wall contraste avec le reste de sa production et traduit une évolution –à mon sens très positive– du point de vue de sa démarche. En effet, n’y aurait-t-il pas là comme un retour, moins à l’art ancien de la peinture traditionnelle, qu’à la photographie elle-même ou, disons, à ce type de photographie de rue que Wall apprécie particulièrement chez les “grands maîtres” en la matière ? Rien, sur ce cliché, ne laisse percevoir un quelconque montage (parfaitement "sans raccords"), quant au jeu d’acteur –ce “mentage”–, il est encore moins perceptible que sur cette précédente réalisation de Wall, A view from an apartment (2004-5), où deux jeunes étudiantes, absorbées dans quelque tâche ménagère quotidienne, incarnent leurs propres rôles. En tout cas, on est très loin des effets spéciaux, de l’humour noir et du grotesque d’un The Vampires’Picnic (1991), tandis qu'on se rapproche, comme le note Peter Galassi[12], de l’authenticité d’un World’s Fair (1964) capté par Garry Winogrand ou, actuellement, d’un autre photographe de la vie moderne, Philip-Lorca DiCorcia qui, à l’instar de Wall, travaille en couleur et en grand format, utilisant lui aussi des artifices associés à la communication publicitaire (l’utilisation de flashs spéciaux…) pour réaliser ses street photographs, lesquelles, contrairement aux images de Wall, ne requièrent aucune performance d’acteurDICORCIA__Philip_Lorca____New_York__1997____Streetwork_1993_. Fiction ou réalité ? Là où Wall traite ses fictions avec un réalisme « presque documentaire », DiCorcia [ci-contre] dramatise la réalité comme s’il s’agissait justement de fictions mises en scène. On oscille donc de l’une à l’autre et cette ambigüité révèle, comme en négatif, le lien essentiellement trouble qui unit l’acte photographique au réel.

 

 Au 1082, disais-je, la foule se presse ce soir au portail de la discothèque. On est ici partout et nulle part, on pourrait aussi bien se trouver à Paris, rue de Lappe, que dans n'importe quelle autre ville du monde… On imagine l’ambiance, l’agitation. La musique, mais surtout le bruit, l’euphorie, mais aussi les drogues et l’alcoolisme précoce, les jeux de séduction, les rencontres, mais surtout la frustration. Qui à l’air heureux devant cette boîte de nuit ? Cette jeune adolescente manifestement "ailleurs", une cigarette en main et le regard perdu ? Ce vendeur de roses immigré, sans doute clandestin, la quarantaine bien passée, le visage durci par une vie aliénante et difficile, à deux doigts d'imploser comme ce personnage de Milk (1984) ? Le jeune homme se tenant à la grille les yeux au sol, sur le point, qui sait, de vomir ? La petite blonde au sourire figé, glaciale, à la porte d’entrée ? Le jeune asiatique en train d’engloutir rageusement sa part de pizza ? Le petit bonhomme “de couleur”, comme on dit, crispé dans son accoutrement, inhibé, visiblement mal dans ses baskets ? Voyez comme dans cette assemblée nul ne se regarde franchement, combien chacun paraît seul. Mais, pourquoi des nuits entières de prises de vue et un minutieux travail de montage pour une image au fond si...parfaitement ordinaire ? Sinon dans l’intention, du reste fort cohérente, d’appréhender séparément chaque figure comme un fragment autonome, un tableau en soi –fenêtre ouverte sur le monde, certes, mais monde clos sur lui-même, sans contact viable avec les semblables à promiscuité desquels il se trouve –désolidarisé. Comme chez Musil, dans L'Homme sans qualités, paradoxalement «unis et séparés».

 

 

 Si Jeff Wall a choisi de mettre en lumière une telle scène, d’en monumentaliser l’image –à l’inverse de ces deux caméras situées en hauteur sur la gauche qui ne cessent de filmer, d’enregistrer, sans jamais rien retenir ni montrer– c’est peut-être bien pour nous amener à « comprendre le caractère de la beauté présente[13] », sentir ce qu’il y a de profond dans la vacuité –ce temps perdu– de notre vie moderne et d’intense dans ce vide qui souvent l’anime, dans ces distances aussi, parfois infranchissables, entre les êtres. Savoir saisir ces lacunes, ce néant, l’exprimer, lui donner corps…et âme. Comme dans cette allégorie contemporaine d’une jeunesse désenchantée à la recherche de paradis artificiels et  d'illusions perdues. Tragique, classique, mélancolique spectacle du samedi soir.

Jérémie Bennequin

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[1] Jeff Wall, « At home and elsewhere, dialogue à Bruxelles entre Jeff Wall et Jean-François Chevrier », 1998, Essais et entretiens, 1984-2001, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts, 2004, p. 255.

 

[2] Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », 1863, Ecrits sur l’art, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 522.

 

[3] Ibid. p. 517

 

[4] Ibid.

 

[5] Ibid.

 

[6] Jeff Wall, « Typologie, luminescence, liberté », 1988, op. cit., p. 64.

 

[7] Charles Baudelaire, op. cit., p. 517.

 

[8] Ibid.

 

[9] Ibid. p. 506.

 

[10] Ibid. p. 518.

 

[11] Paul-Louis Roubert, L’Image sans qualités, Les Beaux arts et la critique à l’épreuve de la photographie, 1839-1859, Paris, Monum/Editions du patrimoine, 2006, p. 117.

 

[12] Cf. : Peter Galassi, « Unorthodox », Jeff Wall, New York, The Museum of Modern Art, 2007.

 

[13] Charles Baudelaire, op. cit., p. 518.

22 mars 2009

Robert FRANK, Life is good, 2008.


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Robert Frank

Le Soleil noir de la photographie

 

 


                                       « Peu d’hommes sont doués de la faculté de voir»                                                                         
                                                                                                               CHARLES BAUDELAIRE


 

 Aujourd’hui se termine la rétrospective du Jeu de Paume consacrée à Robert Frank.[1] L’occasion de déposer quelques mots –humble offrande au divin photographe– à l’endroit d’une œuvre dont les icônes, visiblement, n’ont rien perdu de leur «charme cruel et surprenant[2]».

 

 Robert Frank naît à Zurich en 1924, d’une mère juive, Régina Zucker, qui –chose remarquable quant au destin de son fils– deviendra progressivement aveugle. Il découvre la photographie vers l’âge de douze ans et se forme aux côtés du graphiste photographe Herman Segesser puis, jusqu’en 1944, dans le studio de Michael Wolgensinger, lui-même ancien assistant d’Hans Finsler. Deux ans plus tard, après la fin de la guerre, laquelle l’aura forcé à s’expatrier avec l’ensemble de sa famille dès 1941, Robert Frank, manifestement attiré par le photojournalisme et le registre documentaire, photographie au Rolleiflex les traces du conflit à Paris, Milan, Bruxelles… En 1947 il quitte le confort bourgeois de son pays natal pour le «nouveau monde», symbole d’une liberté à laquelle il aspire. Mirage de l’American dream… Là-bas, il travaille pour Harper’s Bazaar en tant que photographe de mode, au même titre qu’un autre photographe français, Henri Cartier-Bresson, à la différence duquel Frank choisira néanmoins de quitter le circuit commercial en 1953 pour partir à la découverte du territoire américain. En attendant, de 1949 à 1952, il fait la navette entre les Etats-Unis et l’Europe, où il enregistre, dans les rues d’un Paris d’après-guerre, «l’atmosphère de l’ancien monde».

 

 Frank fait ses gammes. Il n’est pas encore le virtuose qu’il ne saurait tarder à devenir mais incarne déjà ce «flâneur solitaire» qui, dans la tradition baudelairienne, sait s’immerger incognito dans la foule –son domaine– et observer le spectacle éphémère de la rue afin d’en élever la poussière. Comme Le Peintre de la vie moderne, «on peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que la foule» se trouvant, raconte le poète, «partout où une passion peut poser pour son œil[3]». Un regard, sinon nostalgique, du moins teinté de romantisme, à l’image de ce vers, dans Le Cygne, que Baudelaire dédie à Hugo : «Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, / Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, / Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.»[4]. img722_copieAussi le fil d’Ariane de ses photographies parisiennes est-il précisément la rue tandis que le motif récurrent s’avère être, comme dans cette vue plongeante sur une ruelle bohème, celui des fleurs, lesquelles, comme Les Fleurs du mal, symbolisent aussi bien l’amour que la mort, fiançailles et funérailles. Certaines prises de vue évoquent les clichés documentaires, ou «documents pour artistes», d’un illustre précurseur, Eugène Atget. Les images de Frank rappellent aussi les photographies d’un autre Robert, Doisneau, maitre de la Street Photography à la française, cette photo de rue dont l’objectif est avant tout de saisir le monde dans la subtilité de l’instant, lequel, notons-le, n’a rien à voir avec l’utopique «instant décisif» à la recherche duquel s’obstine Cartier-Bresson (et ce quand bien-même quelques rares icônes quasi incroyables semblent malgré tout justifier sa quête…). Contrairement à ses Images à la sauvette on trouve en effet très peu d’instants remarquables chez Frank, au sens où Gilles Deleuze, dans L’Image mouvement, parle d’instant privilégié et d’instant quelconque pour qualifier la dimension photographique du cinéma.[5] Par contre, il s’en dégage, comme par anticipation, un «je-ne-sais-quoi» de Walker Evans, lequel va devenir le mentor «spirituel» du jeune Frank, en l’aidant à obtenir en 1953 une bourse de la fondation Guggenheim en vue d’établir, disait-on, «une étude visuelle de la civilisation américaine». Le projet s’appelle «The photographing of America».

 

 Marié et père de deux enfants, muni d’un Leica, Robert Frank entraîne donc sa petite famille dans un road trip à travers quarante-huit Etats, de New-York à la côte Ouest, où il réalise quelque vingt-huit mille clichés. En résulte Les Américains, chef-d’œuvre absolu qui bouleverse l’histoire de la photographie documentaire et dont la vision de l’Amérique ne sort pas indemne. Un livre de photos, composé comme un recueil de quatre-vingt-trois poèmes, avec son rythme, ses échos internes, sur un même thème, un refrain : le voyage d’un étranger –aux autres comme à lui-même– aux confins du territoire mythique de l’Amérique.img693 Ici, l’image inaugurale de la série ; le périple commence avec, envahissant, le drapeau national lequel représente, à l’instar du Jukebox, la rime iconique qui scande les pages de l’œuvre magistrale. img081Là, le cliché sur lequel le livre se referme ; le «voyage au bout de la nuit» se termine tandis que la route –laquelle rappelle d’ailleurs étrangement cette photographie de Dorothea Lange dans American Exodus– s’étend à perte de vue. Liberté du style –direct, intuitif– qui dénote avec l’esthétique traditionnelle. Comparable, en littérature, à l’écriture déchaînée de la Beat generation ou, en musique, aux improvisations du free jazz. Des images souvent flous, mal cadrées, teimg102rnes, sales, «sans qualités» esthétiques, ou esthétisantes, et c’est la griffe singulière de leur authenticité. «Moins d’art, plus de vérité, déclare Frank. Etre assez libre pour faire des choses authentiques, plus rugueuses, spontanées, moins calculées[6]». Un livre sombre dans la noble lignée d’American photographs, orchestré en 1938 par Walker Evans qui affirme pour sa part : «ce dont je parle est fait de pureté, d’une certaine rigueur, de simplicité, d’immédiateté, de clarté, d’une absence de prétention à l’art, au sens propre du terme[7]». Sauf qu’Evans est un observateur de l’intérieur et que les deux œuvres, si elles se rejoignent au niveau de leur qualité artistique –ce alors que l’un comme l’autre photographe se dégagent de toute ambition à cet égard–, n’en demeurent pas moins, d’un point de vue purement photographique, radicalement différentes. Jean-François Chevrier évoque très bien cet écart visuel : «les images de Frank donnent souvent l’impression qu’il vient de pousser une porte, quand Evans montre des seuils et des façades[8]». A noter par ailleurs que Walker Evans s’en réfère aussi, ouvertement, à l’œuvre de Charles Baudelaire, dont il admire par-dessus tout les «Tableaux parisiens» qui, pas plus que ses «photographies américaines» ne décrivent une ville à laquelle on est censé s’attendre eu égard aux «clichés» ambiants. Sans compter que, comme le rappelle encore Chevrier, Evans ayant «perçu l’animation des rues métropolitaines à travers les modèles du “peintre de la vie moderne” et du flâneur baudelairiens, dérivés de l’“homme des foules” de Poe (…) il a aussi appliqué à la “scène américaine” la curiosité distante du dandyimg705[9]». S’il y a aussi de la mélancolie dans les images d’Evans, c’est celle, allégorique, en tout point benjaminienne, du collectionneur devant l’univers en ruine. Autant dire qu’au «style documentaire» qui caractérise parfaitement l’art photographique de l’auteur d’American photographs –esthétique fondée sur la clarté, à savoir la luminosité, la netteté, la frontalité, la lisibilité, la neutralité et en définitive l’impersonnalité revendiquée, le tout formant une véritable «poésie documentaire» proche du «document poétique» auquel les Surréalistes rattachaient les photos d’Atget–, autant dire, donc, qu’à la vision «objective» d’Evans (ci-dessus) répond la perception «subjeimg706ctive» que traduit, en son obscurité, disons, dramatique, l’œuvre photographique de Frank (ci-contre). Sous son «regard intérieur», les américains sont ces êtres réunis sous une même bannière étoilée mais que tout divise. Ensembles et séparés, séparés dans l’ensemble. Chez lui chaque sujet est traité de façon à mettre en exergue l’artifice, l’aliénation, la détresse aussi, et les inégalités cruelles du rêve américain. Aussi dresse-t-il «avec agilité, mystère, génie, avec la tristesse et l’étrange discrétion d’une ombre[10]» un portrait à la fois poétique et politique des Etats-Unis d’Amérique, peut-être bien «l’essence du mystère américain», du moins si l’on en croit Kerouac.

 

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 Walker Evans et Robert Frank ne furent certes pas les seuls à photographier l’Amérique avec un tel brio. Pensons, notamment, à l’aventure de Garry Winogrand, dont témoignent les 195 clichés, mélangeant la couleur au noir et blanc, du remarquable 1964 publié en 2002, aujourd’hui épuisé. Cependant, si, comme l’affirme Chevrier, «Les Américains est le véritable prolongement de American photographs», alors il convient d’admettre que la suite logique des Américains se trouve être, indéniablement, American surfaces, de Stephen Shore. Ce livre retrace, désormais en 312 images légendées, l’(extra)ordinaire tournée du photographe qui, de 1972 à 1973, se rendit dans le Sud profond de Etas Unis avant de suivre la route 66 de Flagstaff à Chicago pour enfin revenir à New York afin de terminer son «journal visuel» dans sa ville natale. Chambres d’hôtels miteux, plats manifestement indigestes, stations services (hommage au vénérable Ed Rusha et à son célébrissime Twenty-six gasoline stations effectué dans les années 60), réfrigérateurs, ascenseurs et cabines img788téléphoniques se succèdent, en gros plan, parmi quelques portraits shootés à l’arrache, avec un vieil appareil jetable, pour figurer la banalité de ce voyage personnel au cœur d’une société superficielle consumériste américaine à la surface de laquelle surfe magistralement Mister Shore. Mais son motif favori, celui qu’on retrouve le plus souvent dans les pages de son récit photographique, c’est celui-ci.

 

 Dans cette trilogie –American photographs/Les Américains/American Surfaces–, entre Evans le dandy et Shore le bad boy, Frank incarne le poète. «Lorsque les gens regardent mes photos je voudrais qu’ils éprouvent la même chose que quand ils ont envie de relire les vers d’un poème». Le «poème triste», certes, d’un «promeneur solitaire». Voilà ce qu’il montre : la solitude de l’homme dans un bar la nuit face au jukebox, la solitude d’une jeune femme employée derrière un comptoir déserté, la solitude d’une vielle dame assise sur un banc le regard dans le vague, la solitude d’un ange au royaume des ombres, perdu dans un ascenseur dont on ne sait s’il va monter ou descendre…

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Araki explique quelque part que lorsqu’on a perdu son père, sa mère, et sa femme, lorsqu’on a «vécu ces trois morts, on peut devenir photographe. Et puis, lorsque sa fille bien aimée meurt, on peut devenir poète[11]». Le destin tragique de Frank remplit toutes ces conditions supposées nécessaires à la poésie, ce qui ne l’empêche pas, en 1981, de graver sur un négatif «Be Happy», ni de porter aujourd’hui sur sa casquette «Life is good» car c’est exactement cela, la mélancolie. Tirer la beauté du désespoir, percevoir, dans l’adversité et la souffrance, la promesse de l’art.

 

Ma seule Etoile est morte, et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.[12]

 

Le vers est de Nerval, les images sont de Frank. Donc «qui n’aime pas ces images n’aime pas la poésie, compris ?» Et qui n’aime pas la poésie retourne chez lui, n’est-ce pas, pour regarder la télé. C’est ce qu’écrit Kerouac, avant de lancer sont dernier mot : «Frank, tu as l’œil !». L’œil du photographe bien sûr, lequel ayant su «tirer l'éternel du transitoire» est là pour nous rappeler la pensée de Baudelaire selon laquelle «peu d’hommes sont doués de la faculté de voir[13]». L’auteur des Fleurs du mal avait quelques problèmes avec la photographie, aussi est-ce avec un malin plaisir que je termine sur une citation de lui, laquelle s’applique à merveille à ce grand photographe de Frank : «il a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente (…). Souvent bizarre, violent, excessif, mais toujours poétique, il a su concentrer dans ses dessins [et je rajoute : «de lumière»] la saveur amère ou capiteuse du vin de la Vie[14]».

Jérémie Bennequin

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[1] Intitulée « Robert Frank, Un regard étranger », cette exposition présentait, du 20 janvier au 22 mars, deux séries importantes du photographe, Les Américains et Paris, ainsi que de nombreux films de et sur l’artiste aujourd’hui octogénaire.

 

[2] Tels étaient, parmi d’autres, les termes avec lesquels Charles Baudelaire désignait la photographie dans un essai de 1857 intitulé « Quelques caricaturistes français ».

 

[3] Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », 1863, Ecrits sur l’art, Paris, Librairie Générale Française, 1999, p. 516. Peinture de la vie moderne dont se réclame d’ailleurs aussi le photographe contemporain Jeff Wall…

 

[4] Ibid., « Le Cygne », Les Fleurs du mal, Paris, Librairie Générale Française, 1972, p. 152.

 

[5] Cf. : Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 15.

 

[6] Robert Frank cité in Michel Guerrin, « Sur la route de la mélancolie avec Robert Frank », Le Monde du 6 novembre 2004.

 

[7] Walker Evans cité in Agnès Sire, Introduction au catalogue de l’exposition Henri Cartier-Bresson, Walker Evans, Photographier l’Amérique, 1929-1947, Allemagne, Steidl, 2008, p. 25.

 

[8] Jean-François Chevrier, « Un dialogue ? », op. cit., p. 44.

 

[9] Jean-François Chevrier, « Walker Evans, American photographs, et la question du sujet », Communications n°71, Paris, Seuil, 2001, p. 74.

 

[10] Jacques Kerouac, Introduction au livre de Frank, The Americans, Allemagne, Steidl, 2008. Je traduis.

 

[11] Nobuyoshi Araki, « L’Autre jour », Interview par Michaël Ferrier et Philippe Forest, Art Press n° 353, p. 26.

 

[12] Gérard de Nerval, « El Desdichado ».

 

[13] Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », 1863, Ecrits sur l’art, Paris, Librairie Générale Française, 1999.

 

[14] Ibid.

20 janvier 2009

Cindy SHERMAN, Publicité "Balenciaga", "Vogue" (France) n°879, 2007.

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Vanités   


   Soit deux photographies couleur de Cindy Sherman imprimées en pleine double page du 879ème numéro de Vogue, version française, au mois d’août 2007. L’artiste américaine aurait accepté de se mettre en scène dans une série de six clichés en s’appropriant librement le vestiaire de la marque Balenciaga imaginé par Nicolas Ghesquière. Une des actrices les plus cotées de la scène artistique contemporaine jouant le je(u) du modèle pour un jeune créateur très “tendance” dans une illustre revue de mode ? Que signifie cette mascarade ?


   À première vue, le diptyque pourrait ne représenter qu’une seule et même image chromatiquement dominée par une tonalité sombre contrastée de zones clairs (blanches, couleur chair et de teinte jaune-orangé), encore qu’il faille se méfier du rendu de la reproduction, lequel peut trahir les couleurs de l’“original”. Image au premier plan de laquelle deux personnages tournés de trois quart l’un vers l’autre, cadrés serré –le premier sur la droite en plan rapproché poitrine, le second à gauche légèrement en retrait–, se détachent sur un fond uniforme obscur. Vraisemblablement des femmes d’âge mûr, vêtues de noir et blanc, le visage crûment mis en lumière par un violent effet de flash.

Un regard plus attentif perçoit qu’il s’agit néanmoins de deux clichés distincts juxtaposés. Le modèle de gauche a les cheveux longs aux reflets roux, un regard absent, des lèvres charnues, la bouche entrouverte. Derrière lui, comme unique toile de fond dépourvue de perspective, plusieurs rangées de bouteilles alcoolisées indiquent qu’il se trouve dans l’univers nocturne d’un bar, genre night-club. Peut-être adossée au comptoir, cette femme à la quarantaine bien passée porte un habit de soirée. Une « robe en mousseline, crêpe de soie et velours » comme le précise, blanc sur noir, la légende inscrite au bas du cliché. Petit texte quasiment illisible à même la reproduction, peu instructif au demeurant mais, subtile transition, répondant parfaitement au graphisme strié au bout de la manche du « pull en maille de laine rayée » qu’endosse le modèle de droite. Rayures horizontales du tricot en opposition à la verticalité de gauche, laquelle est soutenue par l’ensemble des bouteilles dressées, la chevelure lâchée du modèle et, surtout, la longue cravate blanche qui coïncide grosso modo avec la médiatrice du rectangle au format 22x28,5 cm. de la page n°160. Le personnage de droite a les cheveux courts, du rouge à lèvre, le teint pâle et, entre les doigts, un fin cigare dont l’inclinaison, qui correspond avec la diagonale de la double page, est parallèle à la pente du « col marin rehaussé de boutons peints ». Garçon manqué ou homme efféminé, l’androgyne a les yeux rivés sur l’objectif. Son regard est troublant, l’expression indéterminée. Tout comme le sexe du modèle d’ailleurs, dont l’ambigüité jette soudain le doute sur un possible travestissement de son voisin de gauche, peut-être un transsexuel. Quoi qu’il en soit, à l’encontre de la frontalité du cliché de gauche on découvre, à droite, un arrière plan ouvert sur une salle de restaurant, un café ou un lounge-bar branché, à l’intérieur tamisé duquel se dessinent, entre autres, dans le flou d’une faible profondeur de champ, deux individus, l’un debout, le second attablé.


1485889779_48cdcf8fd7_o  Il semble donc que le document considéré joue simultanément sur deux tableaux. D’une part, il s’agit d’une publicité ; la légende du visuel, toujours significative, annonce clairement son objet : le vestiaire Balenciaga par Nicolas Ghesquière. D’autre part, l’image montre les portraits “en buste” de deux personnages ayant l’air d’avoir été pris “sur le vif” dans leur ambiance quotidienne. La mise au point, c’est révélateur, attire l’attention sur les deux visages flashés, maquillés, fardés, grimés, étrangement inquiétants de ces “mannequins” pour le moins ambivalents qui dénotent avec le canon esthétique des top-model traditionnels. En effet, ces créatures ne sont ni jeunes ni vraiment belles et ne répondent en rien à l’idéal féminin qui défile actuellement. Drôle de manière de promouvoir une marque de vêtements dans un magazine fashion… Manifestement, Sherman montre ici un visage –des visages–, sinon monstrueux, du moins peu “glamour” de la femme censée incarner l’imaginaire Balenciaga.

 

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    Depuis plus de trente ans, Cindy Sherman se déguise, se travestit, se métamorphose devant son propre objectif. Son obsession commence en 1977, avec la première série des Film Stills, où l’adolescente âgée d’à peine vingt ans décide d’interpréter, telle une véritable actrice, une multitude de rôles différents, essentiellement féminins, inspirés par le cinéma et la télévision des années 40, 50 et 60… Soixante-dix petits clichés sans titre, en noir et blanc, sur lesquels se succèdent autant de stéréotypes reproduisant les personnages, eux-mêmes archétypaux, des scénarios hollywoodiens. « I really didn’t know what I was doing at the time, I was playing [1]», dit-elle.


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   Depuis, la jeune Cindy est devenue la grande Sherman et « une épaisse couche théorique » recouvre, ainsi que l’affirme Danto, la démarche conceptuelle de l’artiste, laquelle élabore, à travers sa grande mascarade, une parodie critique des formes de la culture de masse. Dans l’ensemble, son œuvre soulève le problème générique de l’identité, mais d’une identité qui, paradoxalement, ne saurait se concevoir qu’en termes d’altérité. « Je est un autre », poétisait Rimbaud. « Je est plein(s) d’autres » pourrait ajouter Sherman. Ainsi ses “autoportraits” montrent-ils précisément qu’il n’existe que des fictions du “moi”, une infinité de représentations dont aucune n’est plus véridique que les autres. Si Sherman est perpétuellement le modèle de ses photographies, elle n’en est pas, à proprement parler, le sujet. Selon Dominique Baqué, ces photos nous invitent plutôt à constater « l’effacement du sujet, ou plus exactement sa résorption dans un vaste système de signes, de codes et d’images-modèles (…), un des enjeux du post-modernisme photographique [2]». Certes, mais qu’en est-il de la pseudo « disparition de l’auteur » –cette logique toute postmoderne– dès lors que l’auteur, ici Cindy Sherman, est tout de suite identifiable dans ses travaux : aucune image ne montre le “vrai” visage de Cindy mais chacune ne se présente-t-elle pas, malgré tout, comme une “authentique” image de Sherman ?

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IMG_9278    Dans Les Miroirs de Cindy Sherman[3], Daniel Arasse revient sur un détail essentiel des icônes de l’artiste : l’expression du narcissisme. Il observe à quel point, du mirage des premiers Film Stills, Sherman a progressivement cessé de mirer l’idéal illusoire des apparences pour s’adonner à la représentation de son écœurement face à l’abjection du corps considéré en tant que symptôme : le sang, la viande, le vomis la moisissure, les excréments… A partir de 1985, à travers les Disasters, s’opère, selon Arasse, «le retour du réel comme nausée». Aussi ce mécanisme d’identification spéculaire sur lequel repose le mythe de Narcisse a-t-il toujours été au centre de la “réflexion” photographique de Sherman, mais c’est désormais le reflet d’un Narcisse blessé, brisé, vaincu, que réfractent ses "miroirs".

 

   Pour en revenir à la parution en pleine page de Vogue pour Balenciaga, encore convient-il de noter que, durant sa carrière, Sherman avait déjà répondu à des commandes du milieu commercial, s’empressant toujours d’en détourner le message publicitaire. C’était le cas des “pin-up” de la série Centerfolds, commandées, puis refusées, par la revue Artforum, ou des affreux Fairy Tales réalisés pour le magazine Vanity Fair.

IMG_9283Entre 1983 et 1994, Sherman va notamment travailler pour Harper’s Bazaar, considéré comme le premier mensuel de mode (fondé en 1967) ainsi que pour la marque de prêt-à-porter Comme des garçons. Il existe par ailleurs deux séries nommées Fashion dans lesquels l’artiste s’approprie les étoffes de grands couturiers qu’elle utilise comme des costumes, des déguisements, de simples accessoires de son vestiaire fantasmagorique personnel. A chaque fois, l’article de luxe reste visible mais il est porté par un personnage –grotesque, caricatural, théâtral, obscène, répugnant…– trop étrange pour le mettre en valeur.


   


   Cela dit, ne nous y trompons pas, si Vogue aujourd’hui fait appel à Sherman c’est que Sherman, précisément, est “en vogue”. Peu importe que les modèles qu’elle campe pour Balenciaga ne soient pas à l’effigie de ce que l’on voit généralement. Tant mieux ! C’est du “Sherman”, laquelle véhicule d’ailleurs sa propre “identité visuelle” comme une prestigieuse image de marque. Et oui, en termes de communication, l’art contemporain est à la mode –voyez comment Vuitton flirte avec Beecroft, Murakami, Prince, regardez Hirst et Levi’s– et, sur le marché de l’art, Cindy Sherman est une “star” très cotée (deux millions de dollars l’année passée pour un de ses clichés datant de 1981, tout de même…). D’autant plus que sa récente rétrospective à la Galerie du Jeu de Paume, en 2006, a permis d’asseoir davantage encore sa notoriété en France. Non, vraiment, Ghesquière n’a rien à craindre et Balenciaga, tout à gagner. On pourrait penser une large partie de sa clientèle peu réceptive à cette publicité, voire, chose improbable, qu’une minorité de ces dames s’y montre hostile… Qu’importe ! C’est déjà du passé, tandis que l’art, lui, passe à la postérité… Et puis, n’est-ce pas l’impératif contradictoire auquel est confronté le secteur du luxe : parler et vendre au plus grand nombre tout en ayant l’air, mine de rien, de ne s’adresser qu’à une élite ?

Le “pire”, dans tout ça, c’est que ce contexte mercantile n’entrave en rien la qualité artistique des clichés de Sherman. Au contraire, ici, ces images fonctionnent bien. Peut-être sont-elles même plus intéressantes, parce que plus ambigües, que l’ignoble et outrancière série de Clowns (2004), moins monstrueux que pathétiques, lesquels, pour le coup, frisent vraiment le ridicule. Catherine Millet, présidente d’Art Press, a raison d’écrire, à propos de Sherman, dans ce même numéro de Vogue, que « ses images ne font peut-être jamais aussi peur que lorsqu’elles se situent, comme celles que nous avons maintenant sous les yeux, dans cette “monstruosité ordinaire” qui a si vite fait de nous happer [4]». Tel serait, peut-être, le sentiment d’inquiétante familiarité auquel nous renverrait le visage monstrueusement normal, terriblement banal, de ces modèles situés entre l’idéal et l’abject, dans une réalité que le monde du spectacle maquille constamment et que Sherman, qui a l’art de faire tomber les masques en se masquant, nous révèle paradoxalement.

 

ME0000055958_3   Et revoilà, pour finir, nos deux personnages “anormalement normaux” : à droite, Sherman à la cigarette, à mi-chemin entre la secrétaire androgyne photographiée par August Sander en 1931 et l’horrible journaliste peinte par Otto Dix en 1926. A gauche, Sherman sur le déclin, peut-être alcoolique, le regard perdu vers un horizon funeste et déjà, sur le visage, le masque mortuaire de la vieillesse. L’artiste, qui marche à l’instinct n’est-ce-pas, n’avait certainement pas prévu ceci mais, plus je la regarde et plus elle ressemble, dans son accoutrement de soirée, à ce papillon de nuit connu sous le nom de “Sphinx à tête de mort”… Lugubre symbole, en guise de vanité.

 

   Vanité de la mode –vaine, éphémère, superficielle, frivole, futile, illusoire–, vanité de l’homme –vaniteux, prétentieux, narcissique–, et vanité de l’art –ce memento mori.

Jérémie Bennequin

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[1] Cindy Sherman, « The Making of Untitled », The Complete Untitled Film Stills, Italie, The Museum of Modern Art, 2003, p. 7.

[2] Dominique Baqué, La Photographie plasticienne, Paris, Editions du Regard, 1998.

[3] Daniel Arasse, « Les Miroirs de Cindy Sherman », Anachroniques, Paris, Gallimard, 2006.

[4] Catherine Millet, « Merci Cindy ! », Vogue n°879, France, Août 2007.

 


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