Jeff WALL, In front of a nightclub, 2006.
JEFF WALL
PHOTOGRAPHE DE LA VIE MODERNE
Au numéro 1082 d’une rue indéterminée, il y
a foule, ce soir, devant la boîte de nuit. In
front of a nightclub –tel est le titre de cette œuvre récente de Jeff Wall–
montre l’image quotidienne, voire banale, d’une jeunesse actuelle, avide de ces
lieux “branchés” où l’on peut se distraire, décompresser et, qui sait, prendre
du plaisir.
Plan large, presque panoramique, prise de
vue non pas tout à fait frontale mais légèrement de biais créant, avec la
rigole du trottoir au premier plan ainsi que son pavage puis le quadrillage du
mur et, en haut, la gaine d’aération, un ensemble de lignes perspectives fuyant
du côté gauche de la photographie vers un hors-cadre où se prolonge
indéfiniment, de part et d’autre d'ailleurs, l’avenue pleine de passage. Couleurs
globalement sombres de l’atmosphère nocturne et tonalité froide, bleue, un peu
morbide, de l’éclairage artificiel. Quelques touches lumineuses se détachent
néanmoins sous des spots de lumière dirigés à la verticale. De gauche à droite,
rapidement : le rectangle turquoise d’un store de pizzeria, le décolleté
d’une demoiselle, la casquette et le “pantacourt” blancs d’une femme accroupie se
maquillant dans un coin, la chemise rose pâle d’un jeune homme adossé à la
grille d’entrée, un bandeau blanc, une manche rose vif, des cheveux blonds, un
polo à rayures, une paire de baskets, une autre chemise, à carreaux celle-ci,
les reflets or de talons aiguilles, un sac-à-main d’une blancheur éclatante, etc. Le tout formant comme une courbe sinusoïdale, reprise
par la série de fleurs de lys surmontant les barres métalliques du grillage. A noter la réflexion d’une boule disco tapissant le dessus du sas et, plus
subtile encore, la myriade de mégots, paquets de cigarettes et autres déchets
qui –sordides paillettes– jonchent le sol de cette devanture animée. Mais, que représente, au juste, cette parade étrangement anodine du noctambulisme citadin?
In
front of a nightclub, donc. Image monumentale (226 x 360 cm), comme de
coutume chez Jeff Wall, éclairée par l’arrière, de l’intérieur de ce fameux
caisson lumineux qui caractérise depuis près de trente ans la présence des
« tableaux photographiques » (l’expression est de Jean-François
Chevrier) conçus par l’artiste canadien. Le rapport à l’œuvre
diffère fondamentalement si on la contemple à l’échelle 1, grandeur nature donc
taille humaine, exposée au mur d’une galerie voire d’un musée, dans l’aura de son auto-luminescence, ou s’il s’agit, comme c’est ici le cas,
d’une simple reproduction. À
l’origine employé en écho aux technologies publicitaires du monde
“spectaculaire” (au sens de Guy Debord) –écrans de télévision, enseignes
lumineuses…–, le système de lightbox, aujourd’hui obsolète sur le plan médiatique
et commercial, relève désormais quasi proprement
du médium artistique de Wall. Ce dispositif particulier confére aussi à chaque œuvre une dimension
picturale –ne serait-ce qu’aux niveaux de l’unicité, de l’épaisseur et de la
verticalité de l’objet accroché– à laquelle le photographe concède n’avoir
jamais cessé de se référer depuis son voyage initiatique en Europe, à
la fin des années soixante-dix, où il éprouva la modernité et la beauté,
toute baudelairienne, de peintres comme Velasquez, Goya ou Titien. En
témoignent, à l’évidence, ses premiers travaux en rapport étroit avec certaines
toiles de grands maîtres, comme The
Destroyed room (1978) intimement lié à La
Mort de Sardanapale de Delacroix, Picture
for Women (1979) [ci-dessous] inspiré par Le Bar des Folies Bergères de Manet, ou,
plus tardivement, A Sudden Gust of Wind
(after Hokusai) en 1993.
Ce n’est cependant pas le cas de In front of a nightclub, qui n’est ni le
remake d’une peinture ancienne ni une
image générée par la lecture d’une œuvre littéraire, comme ce fut, par exemple,
le cas de l’étonnant After “Invisible Man”
by Ralph Ellison, The Prologue (1999-2000). Par contre, il s’agit bien
d’une « cinématographique photo », selon le terme inventé par Wall
lui-même pour désigner la grande majorité de sa production. Autrement dit d’une pure
mise en scène ayant, en l’occurrence, nécessité plusieurs nuits de “tournage”
et la participation de nombreux “acteurs” jouant autant de rôles différents sous
l’œil mécanique de “l’homme à la caméra”, fut-elle ici photographique. D’où une
représentation ambivalente, équivoque, à l’image de l’incontournable Mimic (1982) [ci-contre], entre la straight
et la street photography, à la fois
l’une de part la précision technique et l’autre pour son côté pseudo contingent et aléatoire –en fait,
ni l’une ni l’autre. De plus, le résultat final procède,
notamment comme dans le cas du célèbre Dead
Troops Talk (1992), du montage numérique d’une multitude de fragments
réalisés indépendamment, à la chambre, de manière à obtenir un
cliché très grand format d’une netteté irréprochable, effectivement construit
et composé de toutes pièces. Ce qui, chose remarquable, n’empêche en rien cette
véritable fiction, à mi-chemin entre la photo, le cinéma et la peinture, d’être
« presque documentaire », du moins si l'on en croit l’artiste en personne
lequel affirme dans un entretien avec Jean-François Chevrier :
« quand j’ai compris qu’on pouvait introduire du théâtre et de l’artifice
dans la photographie, j’ai aussi commencé de comprendre comment cette
théâtralité était compatible avec “le style documentaire” de la photographie de
rue[1] ».
Bizarrement, les grandes références de Wall en termes de photographie sont
Winogrand, Friedlander et, surtout, Walker Evans avec qui il possède au moins
une chose en commun, un respect considérable pour Charles Baudelaire,
particulièrement pour ce texte, Le
Peintre de la vie moderne, où le poète et critique français élabore, à
l’adresse de l’artiste “de son temps”, tout un programme dont Jeff Wall se
réclame ouvertement et auquel j’estime pour ma part, dans un essai précédent et
à juste titre je crois, que l’art de Robert Frank –lequel n’a pourtant pas
grand-chose à voir avec le style de Jeff Wall– répondait parfaitement.
Encore oubliai-je, c’est vrai, une qualité
essentielle du « peintre de la vie moderne », une façon de travailler, déterminée par sa capacité à œuvrer de
mémoire. « En fait, explique Baudelaire, tous les bons et vrais
dessinateurs dessinent [fût-ce, n'est-ce pas, avec la lumière…] d’après l’image écrite
dans leur cerveau, et non d’après la nature[2] ».
Principe qu’on retrouve au cœur des reconstitutions “ciné-photo-graphiques” de
Wall qui, après s’être plongé dans un bain de foule, tel le flâneur
baudelairien, s’imprègne comme une plaque sensible du spectacle urbain pour,
rentré chez lui, traduire ses impressions et incarner son souvenir. « Maintenant,
à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur
une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les
choses (…). Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que
naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie
enthousiaste comme l’âme de l’auteur[3] ».
Remarque, un romancier, pour écrire son livre, ne fonctionne pas autrement. « Tous
les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent,
s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une
perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aigue, magique à force
d’ingénuité ![4] »
Bref, si, en tant qu’« art mnémonique », les théâtralisations
photographiques de Wall peuvent être dites quasi
documentaires, c’est dans la mesure où, comme le formule Baudelaire, « la fantasmagorie a été extraite de la nature[5] ».
Il convient aussi de rappeler que Jeff Wall
a toujours eu le souci de conjuguer dans son œuvre les médias actuels et la
tradition des beaux-arts, « de récupérer le passé –le grand art des
musées– et de faire intervenir un effet critique dans la spectacularité la plus
récente[6] »,
actualisant justement, selon Chevrier, le programme baudelairien du « peintre
de la vie moderne » par le moyen, non de la peinture, mais de la photographie.
Pleinement conscient des enjeux esthétiques d’une rencontre dialectique entre l’immuable
et le contingent, « il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce
qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du
transitoire[7] ». Et Baudelaire de poursuivre, en des termes qu'on associera donc à Jeff Wall : « ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à
travers le grand désert d’hommes (…) cherche
quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité[8] »
et, ce faisant, pourrait bien découvrir ce que l'auteur des Fleurs du mal nomme le beau qui, écrit-il, « est fait d’un
élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à
déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut,
tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion[9] ».
En ce sens, In front of a nightclub est
une belle image et nul autre « tableau photographique » de Wall ne dépeint
avec un tel réalisme « cet
élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes[10] »,
en un mot cette modernité, qui n’en est pas moins digne, déclare Baudelaire, de
« devenir antiquité ».
Dès lors, est-il abusif d’imaginer un
rapprochement entre cette représentation photographique de Jeff Wall et l’œuvre
picturale de Gustave Courbet, pensons notamment à Un enterrement à Ornans de 1849 [ci-dessus]? Même obscurité d'ensemble d'où se détachent, savamment disposées, quelques zones très claires...sinusoïde similaire formée, au niveau des chefs, par l'emplacement des personnages...l'entrée lugubre de la "boîte", ce tombeau, comme un trou noir , hors-champ, devant lequel se regroupe donc, sous l'œil omniscient, ici d'un crucifix, là d'un couple de gargouilles ou de deux caméras (Big Brother veille toujours...), une triste assemblée. Le photographe de Vancouver
avait-il en tête cet immense panorama du peintre dit réaliste lorsqu’il composa
son propre “tableau” ? Rien n’est moins sûr bien qu’on puisse légitimement
le penser. Alors que la photo n’en était encore qu’à ses balbutiements, Paul-Louis Roubert rappelle combien, « plus que tout autre, Gustave
Courbet sera celui qui, soudainement, par l’arrogance de son style –la transposition
de scènes de genre au format de la peinture d’histoire– cristallisera les
rapports qu’entretiennent la peinture et la photographie[11] ».
Mais, ce qui est certain, c’est que cette nouvelle mise en scène de Wall contraste
avec le reste de sa production et traduit une évolution –à mon sens très
positive– du point de vue de sa démarche. En effet, n’y aurait-t-il pas là comme un
retour, moins à l’art ancien de la peinture traditionnelle, qu’à la
photographie elle-même ou, disons, à ce type de photographie de rue que Wall
apprécie particulièrement chez les “grands maîtres” en la matière ? Rien,
sur ce cliché, ne laisse percevoir un quelconque montage (parfaitement "sans raccords"), quant au jeu d’acteur
–ce “mentage”–, il est encore moins perceptible que sur cette précédente réalisation
de Wall, A view from an apartment
(2004-5), où deux jeunes étudiantes, absorbées dans quelque tâche ménagère quotidienne, incarnent leurs propres rôles. En tout cas, on est très loin des effets spéciaux, de l’humour noir et
du grotesque d’un The Vampires’Picnic
(1991), tandis qu'on se rapproche, comme le note Peter Galassi[12], de
l’authenticité d’un World’s Fair (1964)
capté par Garry Winogrand ou, actuellement, d’un autre photographe de la vie
moderne, Philip-Lorca DiCorcia qui, à l’instar de Wall, travaille en couleur et
en grand format, utilisant lui aussi des artifices associés à la communication
publicitaire (l’utilisation de flashs spéciaux…) pour réaliser ses street photographs, lesquelles, contrairement aux images de Wall,
ne requièrent aucune performance d’acteur. Fiction ou réalité ? Là où
Wall traite ses fictions avec un réalisme « presque documentaire »,
DiCorcia [ci-contre] dramatise la réalité comme s’il s’agissait justement de fictions mises
en scène. On oscille donc de l’une à l’autre et cette ambigüité révèle, comme
en négatif, le lien essentiellement trouble qui unit l’acte photographique au
réel.
Au 1082, disais-je, la foule se presse ce
soir au portail de la discothèque. On est ici partout et nulle part, on
pourrait aussi bien se trouver à Paris, rue de Lappe, que dans n'importe quelle autre ville
du monde… On imagine l’ambiance, l’agitation. La musique, mais
surtout le bruit, l’euphorie, mais aussi les drogues et l’alcoolisme précoce,
les jeux de séduction, les rencontres, mais surtout la frustration. Qui à l’air heureux devant cette boîte de
nuit ? Cette jeune adolescente manifestement "ailleurs", une cigarette en main et le regard perdu ?
Ce vendeur de roses immigré, sans doute clandestin, la quarantaine bien passée,
le visage durci par une vie aliénante et difficile, à deux doigts
d'imploser comme ce personnage de Milk
(1984) ? Le jeune homme se tenant à la grille les yeux au sol, sur le
point, qui sait, de vomir ? La petite blonde au sourire figé, glaciale, à la
porte d’entrée ? Le jeune asiatique en train d’engloutir rageusement sa
part de pizza ? Le petit bonhomme “de couleur”, comme on dit, crispé dans
son accoutrement, inhibé, visiblement mal dans ses baskets ? Voyez comme dans
cette assemblée nul ne se regarde franchement, combien chacun paraît seul. Mais, pourquoi des nuits entières de prises de vue et un minutieux travail
de montage pour une image au fond si...parfaitement ordinaire ? Sinon dans l’intention,
du reste fort cohérente, d’appréhender séparément chaque figure comme
un fragment autonome, un tableau en soi –fenêtre
ouverte sur le monde, certes, mais monde clos sur lui-même, sans contact
viable avec les semblables à promiscuité desquels il se trouve –désolidarisé. Comme chez Musil, dans L'Homme sans qualités, paradoxalement «unis et séparés».
Si Jeff Wall a choisi de mettre en lumière une
telle scène, d’en monumentaliser l’image
–à l’inverse de ces deux caméras situées en hauteur sur la gauche qui ne
cessent de filmer, d’enregistrer, sans jamais rien retenir ni montrer– c’est peut-être bien
pour nous amener à « comprendre le caractère de la beauté présente[13] »,
sentir ce qu’il y a de profond dans la vacuité –ce temps perdu– de notre vie moderne et d’intense dans ce vide qui souvent
l’anime, dans ces distances aussi, parfois infranchissables, entre les êtres. Savoir saisir ces lacunes, ce
néant, l’exprimer, lui donner corps…et âme. Comme dans cette allégorie contemporaine
d’une jeunesse désenchantée à la recherche de paradis artificiels et d'illusions perdues. Tragique, classique, mélancolique
spectacle du samedi soir.
Jérémie Bennequin
[1] Jeff Wall, « At home and elsewhere, dialogue à Bruxelles entre Jeff Wall et Jean-François Chevrier », 1998, Essais et entretiens, 1984-2001, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts, 2004, p. 255.
[2] Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », 1863, Ecrits sur l’art, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 522.
[3] Ibid. p. 517
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Jeff Wall, « Typologie, luminescence, liberté », 1988, op. cit., p. 64.
[7] Charles Baudelaire, op. cit., p. 517.
[8] Ibid.
[9] Ibid. p. 506.
[10] Ibid. p. 518.
[11] Paul-Louis Roubert, L’Image sans qualités, Les Beaux arts et la critique à l’épreuve de la photographie, 1839-1859, Paris, Monum/Editions du patrimoine, 2006, p. 117.
[12] Cf. : Peter Galassi, « Unorthodox », Jeff Wall, New York, The Museum of Modern Art, 2007.
[13] Charles Baudelaire, op. cit., p. 518.