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ICONES
27 juin 2010

Thomas Demand, Presidency I, 2008.

Presidency_I__2008

Démystification


 

 Point de vue frontal sur le bureau présidentiel de la Maison Blanche. Dans un cadrage vertical, Presidency I, une photographie réalisée par Thomas Demand en 2008, présente l’intérieur du célèbre cabinet ovale, haut lieu de décisions politiques et de pouvoir à l’échelle internationale.

 

 Au premier plan, sur un tapis elliptique de couleur bleue, tronqué au niveau du cou par la limite inférieure du cadre, le fameux pygargue à tête blanche, l’oiseau symbolique, grand sceau des États Unis d'Amérique et blason officiel de la Présidence du Chef d’Etat depuis 1880. Au centre, ligne de mire, le bureau mythique, ou Resolute desk, cadré de face en plan moyen au premier tiers horizontal de la surface iconique. Les quelques éléments traditionnels –téléphone, documents, bouton rouge, etc.– ont été minutieusement rangés sur le plan de travail. De part et d’autre du meuble, deux chaises tournées vers l’arrière plan sont partiellement coupées par les bords latéraux de l’image. Le siège du Président est vide, il n’y a personne dans la pièce. Une grande baie vitrée occupe les deux tiers supérieurs du visuel, formant un quadrillage imposant en toile de fond. En haut, la ligne ondulée d’une tenture jaune orangé clôture l’espace de représentation. Érigés comme des colonnes antiques, deux lourds rideaux de la même couleur –quasi complémentaire du bleu « royal » recouvrant le sol– tombent à la perpendiculaire du bureau –dont la teinte sombre contraste avec la luminosité émanant des fenêtres– et découpent l’arrière plan en trois bandes sensiblement égales. Les « cannelures » formées par les plis accentuent la verticalité du format au même titre que les deux drapeaux qui encadrent l’office. Tout paraît ordonné, symétriquement, de chaque côté d’un axe médian, rigoureusement agencé autour d’un point précis, une place, ici vacante.

 En cette composition rectiligne, tout n’est que mesure, ordre et souveraineté. Entre la stabilité centrale du meuble massif et l’élévation des lignes dominantes alentour se dégage globalement un vif sentiment de force, de rectitude, de pouvoir. Mais aussi, bizarrement, une sourde impression d’inquiétante étrangeté.

 

 Derrière le bureau principal, sur la gauche du fauteuil légèrement incliné, deux cadres posés sur une étagère semblent contenir des clichés personnels, portraits familiaux du président américain. Cependant, à bien y regarder, il ne s’agit pas de photographies, les personnages représentés sont dépourvus de visage, ils n’ont pas d’identité, ces images sont faites d’une juxtaposition de papiers colorés, découpés puis collés afin de former une grossière illusion de « réalité ». Dès lors, au vu de ces petits simulacres, un lourd soupçon se met à peser sur l’ensemble de la reproduction. Et si rien n’était « réel » ? Pourquoi les carreaux de la baie vitrée ne laissent-ils pas percevoir l’extérieur ? Leur opacité obstrue net la profondeur du champ, cloisonnant le regard dans l’espace carcéral –presque dénué de hors-champ– du cloître présidentiel. La bannière bleu blanc rouge américaine a perdu ses étoiles tandis que le drapeau monochrome de droite est dépourvu de motifs. Un symbole sans signification. Les tentures oranges sont-elles véritablement authentiques et cette lumière artificielle, d’où provient-elle ? L’éclairage lui-même est comme irréel. Le fauteuil n’est certainement pas en cuir ni le bureau de bois massif –on dirait plutôt du carton. Quant au précieux tapis, à l’évidence, de simples confettis.

 Soit cette image contient trop de détails soit elle n’en contient pas assez. C’est l’ambigüité du visuel, son inquiétante étrangeté. L’endroit semble réel mais tout est falsifié. Le lieu est fictif et pourtant il paraît « plus vrai que nature ». Les signes les plus symboliques sont à la fois présents, bel et bien reconnaissables et vidés de sens, insignifiants. À l’image de l’écusson officiel du gouvernement Américain, ce rapace à tête blanche qui, tel qu’il nous est montré en l’occurrence, « décapité » au sol et sans la moindre indication complémentaire –disparition du cercle étoilé, des signes linguistiques, etc.– en l’absence de tout autre symbole susceptible d’identifier cette figure, de l’ancrer dans l’imaginaire idéologico-politique états-unien –branche d’olivier dans la serre droite, volée de flèches dans la gauche, etc. – ainsi dépouillé donc, réduit à son plus simple apparat, le voici qui pourrait ressembler à s’y méprendre à l’aigle monocéphale des armoiries germaniques, symbole de l’empire allemand.

 

Armoiries_de_l_Allemagne

 

 Né à Munich en 1964, Thomas Demand fut l’élève du couple Becher entre 1987 et 1992, à l’école de photographie dite « objective » basée à Düsseldorf. Sur les bancs de Thomas Ruff, Thomas Struth, Andréas Gursky et d’autres photographes renommés à l’heure actuelle, il a étudié le « style documentaire » initié par August Sander au début du XXème siècle puis défini par Walker Evans vers 1930. Principe de clarté photographique explique Olivier Lugon[1], fondé, entre autres, sur la frontalité de la prise de vue, la luminosité, la netteté, la lisibilité et la neutralité du cliché mécaniquement enregistré. Cela dans le but d’obtenir une certaine forme d’objectivité. À ne pas confondre néanmoins avec la « Nouvelle objectivité » allemande –originellement picturale d’ailleurs– Neue Sachlichkeit des années 1920, visuellement proche de la Straight Photography, cette « sachlichkeit américaine » qui lui est contemporaine et dont les gros plans de machines  de Paul Strand (Lathe, 1923) seraient les premiers spécimen. Moins maniérée que la « Nouvelle Vision » prônée au même moment par Laszlò Moholy-Nagy, la « Nouvelle objectivité » photographique tend à respecter au mieux l’objet de la prise de vue par l’exactitude du rendu, la précision technique, une netteté irréprochable, et une certaine réserve expressive qu’on retrouve dans les « simples » descriptions des différentes « beautés » de ce monde, magnifiées par l’appareil d’Albert Renger-Patszch dans sa célèbre série intitulée Die Welt ist Schön (1928). Objectivité nouvelle donc, mais rapidement critiquée pour son caractère décoratif, esthétisant, et pour l’effet ornemental des cadrages arbitraires et de la systématisation du gros plan. Une profonde défocalisation s’impose, en vue d’une « autre objectivité », plus « réaliste » en un sens, celle du « style documentaire » et de la Kunstakademie de Düsseldorf.

 Cependant, il semble que Thomas Demand ait lui-même pris quelque distance par rapport à l’enseignement de ses maîtres. L’« objectivité » en question étant vraisemblablement illusoire, utopique, du moins à l’état « pur », quelle que soit la forme qu’on lui donne. De nos jours, les « valeurs absolues » auraient déserté l’Univers, même pour les sciences dites exactes et la « réalité » est une notion toute relative, sinon un terme galvaudé, qui ne saurait être l’objet d’un quelconque Savoir. « Tout est réel jusqu’à un certain point[2] » dit Demand. Reste à savoir lequel. Comment une image, fut-elle photographique, « empreinte de lumière », serait-elle « objective » ? Son statut même d’image –en tant que représentation d’une réalité dont elle diffère substantiellement– ne s’y oppose-t-il pas ? Dans une certaine mesure, la démarche actuelle du photographe Thomas Demand s’avère constituer une critique de la prétendue véracité photographique, une remise en cause subtile de la supposée véridicité (vouloir dire la vérité) des reproductions techniques en leur apparence d’objectivité. Mais aussi, de façon générale, il s’agit d’une réflexion contemporaine sur ce qu’il conviendrait d’appeler, faute de mieux, le complexe de re-présentation dans un monde d’images.

 

Thomas_Demand__Space_Simulator__2003_

 

 Ainsi, et c’est l’originalité de son œuvre, Demand commence-t-il par réaliser avec différents types de papier colorés des décors pour le moins réalistes d’espaces réels (ci-dessus : Space Simulator, 2003). Des maquettes en carton à l’échelle 1, taille humaine, principalement construites à partir d’une iconographie médiatique préexistante puis finalement détruites –absurdité du geste– après avoir été photographiées sous plusieurs angles à la chambre grand format par l’artiste. Une pratique complexe, où l’image et la réalité –image de la réalité et réalité de l’image– ne cessent d’intervertir leurs places.

 De prime abord, l’essentiel de la pratique artistique de Thomas Demand consiste donc en un travail de plasticien. Entre la sculpture, l’installation, l’environnement, il s’applique à reproduire en trois dimensions et selon un principe de mimesis –d’où la première impression de trompe l’œil face aux reproductions finales– des lieux, plus ou moins connus mais toujours significativement liés à une histoire, grande ou petite, intime ou collective. Encore confectionne-t-il toujours ses mises en scène à l’image de documents iconiques préalablement choisis dans l’incommensurable corpus des mass-médias. Sur ce point, le passage de l’icône bidimensionnelle à sa représentation tridimensionnelle, on peut faire le rapprochement avec l’œuvre du français Pascal Convert, lequel élabore une relation dialectique du document au monument. Ce quand bien même chez Demand le « monument » est davantage l’image photographique, la dimension monumentale du tirage (223 x 310 cm) contrecollé sur plexiglas (Diasec) conférant au cliché le « poids » d’un véritable « tableau photographique » pour reprendre la célèbre expression de Jean-François Chevrier, tandis que l’œuvre d’art en volume est vouée à disparaître. À moins que la photographie ne constitue l’œuvre en tant que telle et que le modèle éphémère –véritable prétexte– n’ait finalement de raison d’être que dans la perspective de se voir à nouveau « réduit » d’une dimension, transfiguré en image. C’est la reproduction photographique qui détermine l’œuvre, non l’inverse. « De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible[3] » écrivait Walter Benjamin vers 1938. La procédure de Thomas Demand vérifie ce constat.

 L’acte photographique consiste, sans pour autant s’y réduire, en une opération d’enregistrement technique –la prise de vue– impliquant un certain nombre de choix –temps de pose, angle, mise au point, etc.– qui conditionnent largement la réception du « message ». Comme dans cette photographie cybachrome intitulée Fontevraud (1984, voir ci-dessous) où l’artiste Georges Rousse représente un cube s’inscrivant dans une perspective contradictoire au centre d’un espace tangible en déterminant le seul point de vue monofocal d’où peut avoir lieu cette illusion. Le cadrage par exemple joue un rôle fondamental dans la lecture du visuel, dont il marque la limite en tant que sélection, prélèvement, fragment. Dans les photographies de Demand, un plan plus large dévoilerait d’emblée la supercherie du studio. De même, chez l’américain James Caseberes –dont le travail consiste aussi, depuis plus de vingt ans, à réaliser des maquettes de décors architecturaux, ici en miniature, pour les photographier ensuite– le trouble procède bien d’un tel « effet d’optique ». Trompe l’œil ou plus exactement, trompe l’esprit, dont l’efficacité repose en grande partie sur l’éclairage, la lumière modelant artificieusement la scène, théâtralisante comme chez Philip Lorca diCorcia ou trompeuse, mensongère, transformant le carton en bois de chêne et la feuille de papier en velours ou en cuir, comme c’est ici le cas.

 En ce sens, s’il est clair que la démarche de Demand ne renoue pas avec une quelconque espèce de pictorialisme, on peut concevoir ses images en terme de « photographie plasticienne », notion phare de Dominique Baquée, même si cette formule prête un peu trop à confusion, finissant par ne plus rien vouloir signifier.

 

Rousse_Georges__Fontevraud__1984

 

 Image photographique d’une reproduction tridimensionnelle d’un lieu en tout point symbolique, autrement dit d’une icône sur le plan médiatique, véhiculée en tant que telle par le spectacle moderne (au sens radicalement politique que lui confère Guy Debord) : l’œuvre de Demand est une mise en abîme de la représentation elle-même. Les images s’enchevêtrent, se confondent, coexistent en des degrés divers de re-présentations autoréférentielles. Où est la réalité ? Où se situe la fiction ? Existe-t-il encore une limite qui permette de distinguer l’une de l’autre ?

 Lorsque tout est représentation, quand les images en constante massification entretiennent entre elles un rapport autarcique, spatio-temporel, jusqu’à ne plus laisser de place à quelque autre réalité qu’à elles-mêmes, dictant en direct, live, ce qui existe « vraiment », c’est à dire médiatiquement, dans la mesure donc où il n’y aurait plus que des images on peut dire qu’il n’y aurait plus de réel. Mais, ce qui revient au même, on peut dire aussi qu’au moment où il n’y a plus de réel il n’y a plus d’images. Dialectiquement, le réel s’étant transformé en images, l’image est devenu la réalité. Réalité virtuelle dit-on d’ailleurs quant au différents types d’images de synthèse ou, plus récemment encore, réalité augmentée, laquelle vise à compléter en temps réel notre perception naturelle de la réalité par incrustation réaliste d’éléments (dis)simulés. « Pas d’images, pas de réalité[4] », écrit sans ambages Ignacio Ramonet dans La Tyrannie de la communication, l’image étant désormais, ainsi que le suggère par ailleurs jean-Claude Moineau « ce qui donne réalité à la réalité[5] ». Telle est le paradoxe de notre actualité –où c’est toujours davantage sa médiatisation qui crée l’événement[6]– le « charme cruel et surprenant [7]» de notre monde d’images, son côté profondément factice –étrangement falsifié.

 Voici donc une réflexion à laquelle nous invite me semble-t-il le travail de l’artiste Thomas Demand, lequel interroge par le truchement d’une mise en scène sophistiquée l’artificialité du réel ou, indifféremment, la réalité de l’artifice. Quoi de plus faux qu’un décor de théâtre ? Et pourtant qu’y a-t-il de plus concret ? Sa matérialisation n’a-t-elle pas autant sinon plus de réalité que le lieu lui-même, ce bureau présidentiel qu’on ne voit jamais qu’en image, qu’on ne peut qu’imaginer ? Mais voilà que cette matérialité même du montage se désintègre, relayée par la présence du « tableau photographique », image-objet, laquelle disparaît à son tour derrière ses multiples reproductions numériques ou imprimées…

 

  Au regard d’une représentation de Thomas Demand, rien n’est jamais réel ni vrai hormis, chose remarquable, la réalité, la vérité du simulacre en tant que tel. Le photographe plasticien révèle au « regardeur » –auquel revient tout de même selon Marcel Duchamp la responsabilité de « faire le tableau »– les « clichés » et autres signes archétypaux de notre société de communication. Stéréotypes visuels dont résulte en l’occurrence l’étrange, l’inquiétante impression de « déjà-vu ». Retour inconscient d’un « refoulé optique » qui s’émousse à la surface de l’image. Fantasme –phantasma– fantasmagorie, le réel, l’imaginaire et la fiction se rencontrent à l’infini, comme des lignes de fuite convergeant vers un même point –mirage de la perspective illusionniste– à l’horizon de ce que Roland Barthes a nommé le mythe.

 Système sémiotique pernicieux, le mythe a pour effet de rendre évident et naturel ce qui relève en fait de la culture et de l’idéologie. Dans le mythe, l’image, le signe, cesse de fonctionner sous l’angle d’un rapport basique signifiant/signifié car le signifié, sens connoté du signe, prend le masque frauduleux d’un signifiant, sens littéral ou dénoté. La forme domine le sens : tel bureau mythique de la maison blanche (signifiant) signifie « naturellement » –insidieusement en fait– l’hégémonie politique, la force de l’ordre mondial (signifié). Cette idée de puissance considérée comme un état de fait, un sens premier au regard d’une image pourtant peuplée de symboles, relève bel et bien du mythe. Or, « à vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie[8] ». Dans Presidency I, le décalage opéré par Thomas Demand, cette distance supplémentaire d’une double représentation de l’image, est une façon de venir inquiéter le mythe initial en juxtaposant au message mythique de « l’image du pouvoir » la signification mythologique du « pouvoir de l’image ». Lorsque l’artifice ouvre la brèche d’une démystification par la possibilité d’un regard actif sur le monde, c’est de l’art.

 

 En 2008, quand Thomas Demand réalise Presidency I, se sont les élections présidentielles aux Etats-Unis. Le bureau est donc vide, dans l’attente du nouveau président américain, symbole parmi d’autres, icône le temps d’un mandat, endossant son rôle de gouvernant politique sur la scène internationale.

J.B.

Barack_Obama_at_Resolute_Desk_2009


 

[1] Olivier Lugon, Le Style documentaire, D’Auguste Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001.

 

[2] Thomas Demand cité in Connaissance des Arts, Photo, n°21, Paris, septembre-octobre 2009, p.74.

 

[3] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1939, tr.fr. Paris, Allia, 2004, p. 24.

 

[4] Ignacio Ramonet, La Tyrannie de la communication, Paris, Gallimard, 1993, p. 46.

 

[5] Jean-Claude Moineau, « Qu’est-ce que l’art a à faire des images ? », 2004, Art grandeur nature, Synesthésie, Saint-Ouen, 2005.

 

[6] La vaste opération médiatique des attentats du 11 septembre en est une preuve terrifiante.

 

[7] Selon les mots de Baudelaire qualifiant l’image photographique à l’époque de son avènement.

 

[8] Cf. : Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 222.

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