Paul STRAND, Blind woman, New York, 1916.
"Double blind"
Une femme vêtue de noir porte à son cou une
pancarte blanche sur laquelle est inscrit, en lettre capitale, le mot
« BLIND ». En 1916, dans les environs de Manhattan, le photographe
Paul Strand (1890-1976) réalise ce cliché dont la première épreuve, parue sous
la forme d’un luxueux tirage sur papier platine en format 34 x 25,7 cm, est
aujourd’hui conservée au Metropolitan Museum de New York.
Le cadrage de l’image est serré, focalisant
le regard du spectateur au sein du cliché. De plus, l’arrière plan est obstrué
par un mur qui accentue l’extrême frontalité de l’image et achève d’autonomiser
la représentation, essentiellement centripète, de tout contexte à l’entour.
Devant
le mur de pierres, la silhouette de la femme constitue une masse imposante et
sombre où se détachent nettement, par un violent effet de contraste, trois
zones plus claires. De haut en bas : la forme allongée de la tête encapuchonnée
à laquelle répond, juste en dessous, l’ovale couché d’une petite plaque de fer
blanc gravée et, enfin, omniprésent, l’écriteau d’une blancheur immaculée
sur lequel on peut lire « BLIND », « aveugle ». Ces cinq
lettres (nous) renvoient directement au visage sévère de la vieille femme et,
précisément, à son regard, éteint, et à ses yeux. L’œil droit, presque fermé,
laisse entrevoir une pupille morte, dévitalisée, tandis que le gauche, demeuré
ouvert, montre une rétine qui, en son éclat, rappelle la petite plaquette de métal.
Dans le coin extérieur de l’œil gauche, la bille noire du cristallin décentré
semble regarder sur le côté –chose impossible à moins que la prétendue
non-voyante soit borgne–, suggérant tout de même un « ailleurs » de
l’image, hors-champ.
Blind Woman est le titre de
ce portrait photographique représentant, comme son nom l’indique, une femme
aveugle. Le handicap est perceptible mais, comme pour souligner à nos propres
yeux son infirmité visuelle, le panneau signale, en l’indexant par un texte –un
signe linguistique, simple mot qui, de manière quasi tautologique, intègre la légende à l’icone– la cécité du
personnage. Aveugle, donc, à n’en pas douter puisque c’est écrit, noir sur
blanc. Une pancarte marquée « BLIND » doublée d’un visage au regard
sans perception… Que représente, au juste, l’image de cette Femme aveugle ?
Lorsque Paul Strand prend cette photo près
de Washington Square en 1916, il inaugure en quelque sorte un nouvel âge de la
photographie. En effet, jusqu’au début du XXème siècle la pratique du medium
est encore empreinte de l’esthétique pictorialiste dominante –caractérisée par
la retouche à la gomme bichromatée, la volonté d’imiter la peinture ou
l’eau-forte, la recherche de l’« effet artistique »–, pictorialisme dont
le chef de file serait Edward Steichen et auquel la première guerre mondiale
sonne grosso modo l’heure du déclin.
Blind Woman ne singe en
rien un quelconque rendu pictural, la touche humaine derrière la machine a
disparu, l’harmonieux sfumato s’est clairement dissipé, laissant s’exprimer,
dans sa froideur cruelle et mécanique, le « pur » enregistrement
photographique. À la « sèche dignité » de l’image (l’expression est
de Musil) répond le visage dur de l’infirme, évocateur d’une réalité sociale
difficile à travers une « thématique urbaine » qui demande en cette
époque moderne d’être ainsi « développée ». Cela dit, contrairement à
l’engagement documentaire d’un photographe comme Lewis Hine –lequel fut
d’ailleurs le professeur de Strand à l’Ethical Culture High school– la
volonté du jeune artiste newyorkais n’est pas tant de témoigner des différentes
réformes sociales de son temps que d’être à la page d’une avant-garde
photographique orchestrée par Alfred Stieglitz, son mentor. Lui-même revenu du
pictorialisme, le fondateur de la Photo
Secession prône alors une « Straight photographie », une
photographie franche, objective, sans artifice, au plus près de la pseudo spécificité du medium. Les
clichés de Strand, révélant selon lui « l’expression directe du monde
d’aujourd’hui », en sont à ses yeux l’exemple parfait. Aussi Stieglitz lui
permettra-t-il d’exposer son travail dès 1916 dans sa célèbre Galerie 291, véritable forum de la modernité artistique
aux Etats-Unis, et consacrera-t-il, un an plus tard, le dernier numéro de sa
revue Camera Work à l’œuvre
photographique de Strand. Première et prestigieuse parution de Blind Woman.
Encore Femme
aveugle relève-t-elle moins de la « Straight photographie » au
sens où l’entend Stieglitz –laquelle se caractérise davantage par un formalisme
assez rigoureux, principe de composition géométrique somme toute esthétisant de
l’image qui préside notamment dans les gros plans de machines de Strand–, que
d’une « Street photographie » qui commence alors à se développer.
Prises de vue dans la rue, le plus souvent « à la sauvette » comme
Cartier-Bresson, instantanées et discrètes à la Doisneau et dont Les Américains de Robert Frank sont le « poème
triste » (Kerouac), l’emblème mélancolique.
Muni d’un boitier léger à objectif latéral pour ne pas être vu et shooter ainsi à l’insu des individus photographiés[1], Strand préfigure ici l’attitude de Walker Evans qui réalisera en 1938 sa belle série de portraits d’anonymes dans le métro (ci-contre). Cachant son appareil, l’auteur d’American Photographs –lequel affirme d’ailleurs que, des images qui l’ont influencé, nulles n’ont été comparables à celles de Strand, et peut-être particulièrement à Blind Woman dont l’aspect « brutal » l’aurait profondément marqué–, dissimulant son matériel donc, Evans réussit à capter des expressions humaines d’une authenticité remarquable chez des hommes et des femmes bien souvent perdus dans leur pensées, libérés du carcan de la pose qui nécessite de maitriser face à l’objectif sa propre image. En leur anonyme singularité, chacun montre comme malgré lui une absence à soi qui, paradoxalement, les rapproche d’eux-mêmes.
Mais Blind Woman se distingue néanmoins des individus « sans qualités » qui peuplent Many are called d’Evans et sa notion de « style documentaire » s’applique mieux (bien qu’elle lui soit ultérieure) à la photo intitulée Man in a Derby , un autre portrait de Strand effectué dans des conditions similaires à la même période. C’est que notre Femme aveugle, précisément, en sa « non voyance » ostentatoire, implique une situation très particulière. D’une part, le photographe ne risque pas d’être vu puisque son sujet est aveugle. D’autre part, la pancarte « BLIND » –du reste “aveuglante”…– que la femme porte autour du cou, attirant l’attention sur le sens qui lui fait défaut, suppose qu’elle veut justement qu’on la remarque et la regarde. « Voyez mon handicap ! », « remarquez mon infirmité ! », « ne soyez pas vous-même aveugles devant ma cécité ! » Strand, qui a l’œil comme on dit, celui présumé du photographe, a perçu dans ce malheureux spectacle la promesse d’une belle image. Rien à voir avec le genre généralement misérabiliste de la photographie humanitaire. Ici, pas de pitié, à l’instar d’une Diane Arbus, nul apitoiement face à l’autre, aucune espèce de sentimentalisme. Sans scrupule, on montre le “monstre”. Remarque, le vieux Breughel, en 1568, n’hésitait pas à peindre ses Aveugles (ci-dessous) de la manière la plus cynique… Picasso quant à lui est beaucoup plus tendre, encore que sa Célestine (ci-dessus) –laquelle ressemble d’ailleurs étrangement à la Femme aveugle de Strand– reste des plus rudes…
Que
signifie « ne pas voir » ? Que « voit-on » quand on ne
voit pas ? Comment un aveugle imagine-t-il les images ? Comment se
représente-t-il sa propre image ? etc. Ce sont des questions que se posent
beaucoup d’artistes, d’autrefois et d’aujourd’hui, d’ailleurs et d’ici,
peintres ou photographes… La vue, la vision, la perception, le regard sont au
centre du problème, lui-même cardinal, de la représentation, technique,
mécanisée ou non. Cependant, Blind Woman
est un document photographique, une « empreinte de lumière », et
cela, ici, fait la différence. Car le dispositif, l’acte photographique, qu’on
le veuille ou non est, sinon spécifique, du moins spécial et son rapport au
« voir » est dialectique : intimité de présence et d’absence. Paradoxalement,
le photographe, qui “prend” ce qu’il voit, est aussi celui qui ne voit jamais
l’image qu’il enregistre, qui ne peut pas
voir son cliché à l’instant du déclic. Une pression du doigt sur le déclencheur
ferme automatiquement le rideau de l’obturateur signant d’un coup l’instant « décisif »
de son propre aveuglement.
Aussi
la Femme aveugle incarne-t-elle ce
« double blind » photographique. Aveuglement du sujet photographié,
non-voyant au sens propre, au figuré, voire aveuglé par un flash instantané.
Aveuglement du sujet photographiant qui, l’œil dans le viseur, se retrouve
plongé dans un néant momentané. Reste l’image qui, du fond d’une cécité partagée,
nous regarde.
Jérémie Bennequin
[1] Dans la même veine, le photographe contemporain Beat Streuli utilise, à l’instar de nombreux paparazzis, le téléobjectif afin de pouvoir se situer très loin des individus, là encore monsieur et madame « tout le monde, qu’il photographie.