HOCINE, La Madone algérienne, 1997.
Autopsie d'une icône
« 100
000 morts et une image. »
Benjamin
Stora, La Guerre invisible.
Adossée contre un mur, le visage révulsé,
exprimant une peine profonde, une femme pleure. Nous connaissons tous ce
cliché, réalisé par le photojournaliste Hocine pour l’AFP, le 23 septembre
1997, aux portes de l’hôpital Zmirli, où ont été transportés les morts et les
blessés du massacre de Bentalha, en Algérie. Cette photographie a fait le tour
du monde, faisant simultanément la « une » de 750 journaux
internationaux (sauf algériens), elle est devenue ce qu’on appelle une icône.
On la surnomme d’ailleurs, non sans équivoque, la Madone d’Alger.
Trente ans après l’accession de l’Algérie à
l’indépendance, en 1962, le pays sombre dans une guerre civile. Les mouvements
radicaux islamistes (parmi lesquels le FIS, Front Islamiste du Salut)
assassinent intellectuels et étrangers, généralisant les massacres de
villageois. Bilan : plus de 80 000 morts en 1998 (on parle aussi de
200 000 victimes…).
Or, ce
jour-là, le 23 septembre 1997, on apprend qu’une nouvelle tuerie vient d’être
perpétrée à Bentalha, au sud d’Alger. Une boucherie au cours de laquelle 200
personnes, hommes, femmes, enfants, familles entières, ont été égorgées en
pleine nuit, à deux pas d’une caserne militaire, par des extrémistes,
lesquels reprendront d’ailleurs cette image d’Hocine à des fins de propagande,
imputant les massacres de civils à l’armée au pouvoir. Une polémique qui
bénéficiera d’une oreille attentive en Europe… Si les militaires ne sont pas
coupables, ne demeurent-ils pas en partie responsables? Pourquoi ne sont-ils
pas intervenus cette nuit-là ?
Au lendemain du carnage, Hocine Zaourar prend donc cette photo de désespoir : une mère terrassée par la douleur d’avoir perdu, selon la légende initiale, ses huit enfants. On apprend rapidement qu’il s’agit en fait de la mort de son frère, de sa belle-sœur et de son neveu. Le photographe raconte : lorsqu’il constate, sur les lieux de la tragédie, que les victimes sont évacuées vers l’hôpital le plus proche, celui de Zmirli, il décide d’aller y photographier les rescapés de l’horrible massacre de Bentalha. Là, une véritable marée humaine attend, paniquée, devant les grilles fermées de l’hôpital. Spectacle de désolation, « apocalyptique », dit-il. C’est ici, au milieu des hurlements, que les cris stridents d’une femme en pleurs attirent son attention. La voyant, je cite, « glisser contre le mur comme si elle allait s’évanouir, la tête renversée en arrière »[1], il déclenche son appareil. A 12H30, il photographie cette inconnue, anonyme parmi tant d’autres victimes, qui va devenir, malgré elle, voire contre son gré, la célèbre Madone de Bentalha.
Le cadrage de l’image est très serré, il
s’agit là d’un plan rapproché (recadré au tirage comme le confirme la série de
photos de la planche contact). Le point de vue est focalisé sur le sujet,
centré sur les deux personnages féminins, photographiés frontalement. Tout au
plus l’extrémité gauche du cliché vient-il perturber la planéité de l’image en
induisant une certaine profondeur par le biais d’une projection perspective due
à la convergence de quatre lignes de fuite formées par les carreaux du mur. Une
ombre suggère l’existence d’un hors champs.
La
lumière vient d’en haut. « Divine », donc, éclairant crûment les
formes à la verticale (il est midi et demi, le soleil est donc au zénith). Sur
le carrelage blanchâtre, les corps ne forment qu’une seule et même masse
imposante, envahissante, chromatiquement dominée par un bleu de Prusse et une
subtile gamme de bruns. Dans un jeu d’ombre et de lumière, les plis des
vêtements dessinent un drapé très graphique ou pictural. L’ensemble des lignes,
la courbe générale, donnent l’impression d’un flot tumultueux, comme une
vague…une mer agitée, une mère déchaînée.
L’inclinaison du visage vu de face, suivant la diagonale du rectangle allongé
de l’image, a pour effet de projeter la figure vers le haut, comme happée vers
l’angle supérieur gauche du cadre. L’expression de la femme montre clairement
sa souffrance, son désespoir. Le regard sombre, perdu dans le vide, la bouche
béante, dans une lamentation, un cri. Sourd.
Selon les mots de Proust, décrivant
Swann qui, dans son amour pour Odette, découvre en elle les traits d’une Vénus
de Botticelli :
« Elle
fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes
comme dans les tableaux religieux»[2]
D’un
point de vue esthétique, au regard de sa composition, cette photographie renvoie
formellement à toute une iconographie chrétienne pour le moins connotée. D’où les noms
« légendaires » de Madone d’Alger et autre Pietà de Bentalha, qui
ancrent cette « représentation » en dehors du contexte –musulman–
qu’à l’origine elle documente. Or, « ne colonise-t-on pas la douleur des
gens (…) de Bentalha en la plaçant sous une grille sémantique qui a le Christ
et la Madone pour modèles ultimes et explicites ? »[3]
demande à juste titre Didi-Huberman.
Cette
réappropriation est intimement liée à l’énorme succès médiatique qu’a connu et
continue de connaître ce « cliché » en occident. Rares en effet sont
les images qui ont fait couler autant d’encre, déclenché autant de passions.
Dès le début, un confrère jaloux lance une rumeur selon laquelle Hocine
n’aurait fait qu’usurper une « photo d’archive ». Accusation démentie
par un autre cliché présentant Hocine, de dos, en train de prendre cette photo.
On a dit aussi que la femme en question n’aurait jamais réellement existé,
simulant pour l’occasion la détresse d’une victime. Nouveau coup de
théâtre : Oum Saâd (c’est son nom) apparaît sur un plateau de télévision
pour se justifier. « Je ne suis pas une fiction » déclare-t-elle,
avant d’expliquer :
« Quand j’ai retrouvé
les miens morts, je me suis sentie très mal et on m’a demandé de sortir.
Dehors, je me suis évanouie. C’est là que la photo a été prise…Moi, je suis
algérienne, musulmane, fille de martyr. Je ne veux pas être comparée à une
Madone, qui est une chrétienne, pas une musulmane…Même dans les mariages, je
n’aime pas être photographiée…Je veux que le gouvernement algérien arrête la
diffusion de cette photo. Je ne veux plus qu’elle circule dans le monde, je
veux qu’elle reste en Algérie… »[4].
Les
autorités militaro-politiques la convainquent par ailleurs, suite au
retentissement du World Press, en 1998, de porter plainte contre Hocine pour information
mensongère et atteinte au droit à l’image et d’attaquer en diffamation l’AFP
concernant l’appellation « Madone », laquelle prête à confusion entre
culture chrétienne et musulmane. Le procès aboutit à un non-lieu en 2003.
Entre temps, l’image a « fait
légende », comme on dit, et, par delà l'intention initiale d'Hocine dont, prétend-t-il, le « le seul souci était de porter un témoignage photographique sur la douleur des mères algériennes », la perception, l’interprétation occidentale a
définitivement "fixé" cette « photographie d’histoire » en
icône religieuse. Erigée en symbole culturel, cultuel, véritable allégorie de
la déploration en tant que telle, elle cesse d’informer, ne documente plus
l’évènement particulier qui l’a vu naitre. Sacralisée, cette image « tableau »,
selon l’expression de Michel Poivert, s’inscrit au sein d’une dialectique
iconico-temporelle, une durée, qui
dépasse, transcende, excède le temps –l’instant– de l’actualité. « Mieux,
écrit Susan Sontag (à propos d’une image montrant le corps de Che Guevara), la
mesure-même dans laquelle cette photographie est inoubliable annonce sa
propension à perdre sa signification politique, à devenir une image
atemporelle »[5].
Autrement dit, le document devient monument.
Un artiste contemporain, Pascal Convert,
interroge précisément, dans une dialectique du temps et de sa représentation, ce
passage du document médiatique au monument artistique. Prenant comme point de départ
cette même image de presse, il la fait passer d’un medium bidimensionnel (la
photographie) à une production tridimensionnelle : une sculpture en cire
et sa disposition dans un espace d’exposition. Il s’agit d’une interprétation
plastique, d’une version de l’image d’Hocine, laquelle ne fut ni pensée ni
produite comme une œuvre d’art mais dont l’enjeu était d’informer, de rendre
visible un « fait criant ». Or, la démarche de Pascal Convert
consiste à matérialiser le
devenir-œuvre, ou monument, de ce document, lui conférant une densité, un
poids, une monumentalité physique, un relief, fut-il en négatif. Sorte de
solidification de l’instant photographié sur un mode sculptural.
L’œuvre de Convert et la photo d’Hocine ne procèdent pas de la même culture mais n’en sont pas moins contemporaines l’une de l’autre et c’est cette contemporanéité, cette co-temporalité, entre l’œuvre d’art et l’image de la guerre, qu’en l’occurrence l’artiste questionne. De l’une à l’autre, la relation, auratique, « ne saurait se réduire à une pure et simple phénoménologie de la fascination aliénée versant du côté de l’hallucination. C’est plutôt d’un regard œuvré par le temps qu’il s’agirait ici, un regard qui laisserait à l’apparition le temps de se déployer comme pensée, c’est-à dire qui laisserait à l’espace le temps de se retramer autrement, de redevenir du temps (…) C’est ainsi que s’entrelacent, dans l’aura, la toute-puissance du regard et celle d’une mémoire qui se parcourt comme on se perd dans une forêt de symboles »[6].
Enfin convient-il de souligner le problème éthique que soulève l’esthétique de la
photographie d’Hocine ou, plus exactement, l’esthétisation de la douleur
qu’incarne la « Madone algérienne », au même titre que la
« Pietà du Kosovo » (photographiée par George Mérillon en 1990) et
toutes les « pleureuses du World Press » comme le déplore le reporter
Laurent van der Stockt. Esthétisation du malheur, sublimation de la souffrance,
idéalisation de la misère humaine, qu’implique finalement la « tendance
esthétisante de la photographie » en tant que telle, rappelle Susan
Sontag, selon qui la photographie transforme tout en « objet de
beauté » :
« Même celles
qui tiennent un discours si déchirant sur un moment spécifique de l’histoire
nous rendent de façon oblique propriétaires de leur sujet sur le mode d’une
espèce d’éternité : le beau. »[7]
Cette
« démocratisation de la notion de beauté que la photographie a
instaurée » s’applique aussi –surtout– aux images de la guerre qui n’en
montrent pas directement la macabre atrocité mais l’effet qu’elle provoque sur
le visage des vivants qui la subissent au quotidien. Suggérant l’horreur, ces
clichés nous en préservent, nous, de ce côté-ci du « spectacle »,
devant la scène médiatique, photographique –« théâtre de la cruauté »
(Artaud) animé d’une « beauté convulsive » (Breton) –, neutralisant
la potentialité d’un trouble émotionnel dans une anesthésie du regard
« moral ».
Je ne dis pas qu’il est préférable de
montrer des images plus choquantes dans le seul but d’écœurer le spectateur ou,
disons, de repousser toujours plus loin les limites de son écœurement, autrement
dit de cultiver chez lui ce mélange de compassion et de fascination malsaine, mais
simplement qu’il ne faut pas oublier que derrière le pathos de ces symboles, ces archétypes, ces icônes où la mort est à
deux doigts d’être esthétisée, où elle « pose » pour ainsi dire, il
existe une réalité, certes irreprésentable –une réalité, conclut Susan Sontag dans Devant la douleure des autres, qu'« on ne peut ni comprendre ni imaginer », alors que Didi-Huberman, dans Images malgré tout, commence par affirmer au contraire que « pour savoir, il faut imaginer »–, une réalité, nuancerai-je, qu’à défaut de comprendre, on
peut, malgré tout, imaginer .
Jérémie Bennequin
[1] Hocine ZAOURAR, cité in World Press Photo 1998, La Haye, Benteli
Berne, 1998, p. 7.
[2] Marcel PROUST, Un amour de Swann, Paris, Gallimard, 1992, p. 224.
[3] Geoges DIDI-HUBERMAN, Image, évènement, durée,http://www.imagesrevues.org/Article_Hors_Series.
[4] Oum SAÂD, cité in Marie-Monique Robin, Les Cent photos du siècle, Paris, Hachette, 1999.
[5] Susan SONTAG, « L’Héroïsme de la vision », Sur la photographie, Paris, Christian Bourgeois, 1993-2000, p. 133.
[6] Georges DIDI-HUBERMAN, Ce que nous voyons, ce qui nous regardent, Paris, Minuit, 1992, p. 105-106.
[7] Susan SONTAG, Ibid., p. 135.